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Intervention de Pierre Saglio à l’Assemblée générale de l’UNAF le 21 juin 2009

Qui sommes-nous ? Quelle est ma légitimité pour vous parler aujourd’hui ?

ATD Quart Monde, un mouvement familial.

Photo UNAF
Photo UNAF

Il l’est parce que son fondateur, Joseph Wresinski, homme de la misère avait appris de ses parents, et de sa mère en particulier, combien le combat pour bâtir, maintenir, développer la famille était au cœur de la résistance permanente des très pauvres face à la misère. Aussi, son premier souci, dès qu’il a créé le mouvement ATD Quart Monde avec des familles très pauvres a été de reconnaître et faire reconnaître leur courage. Celles-ci nous ont appris leur espérance folle que « leurs enfants ne passent pas par où eux-mêmes sont passés. » Elles nous ont appris également que la famille est souvent le premier lieu de leur reconnaissance au milieu des autres. « A la naissance de mon premier enfant je me suis dit : voilà je deviens quelqu’un parce que je suis devenue responsable. J’existe pour mon enfant et j’existe pour les autres. Avant j’étais rien pour la société. »

De ce fait, nous avons toujours le souci de comprendre –afin de mieux les soutenir-les projets familiaux des personnes avec lesquelles nous cheminons. La promotion familiale, et non pas seulement l’aide aux familles, a toujours été et est toujours au cœur de la réflexion du mouvement ATD Quart Monde, de son action, de l’engagement de ses militants et de ses propositions politiques. Ce d’autant que nous savons et nous voyons que les enfants peuvent être marqués à vie par les privations endurées mais pour autant livrer les familles les plus pauvres à la dislocation ou à l’abandon, c’est préparer une génération meurtrie, déracinée et incapable de participer au progrès de la société.

ATD Quart Monde, un mouvement de l’égale dignité.

Nous sommes également un mouvement de l’égale dignité car nous pensons que l’égale dignité, l’égal respect de chacun est la base de notre démocratie. Mais on ne peut prétendre à l’égale dignité entre tous tant que certains droits (comme vivre en famille, accéder à la santé, à l’éducation, etc.) ne sont pas effectifs pour chacun, c’est pourquoi ces droits sont appelés droits fondamentaux.

C’est avec ces repères que je suis venu vous parler aujourd’hui, en réponse à l’invitation du président Fondard. Je tiens à vous remercier tout particulièrement, Monsieur le Président, car c’est la première fois que le Mouvement ATD Quart Monde est sollicité pour prendre la parole lors d’une assemblée générale de l’UNAF.

Vous m’avez demandé, Monsieur le Président, de répondre à la question suivante :

« Faire face à la crise et la dépasser : rôle et place de la politique familiale »

Je le ferai en trois temps :
– Que nous apprennent les familles les plus pauvres sur cette crise ? Comment la vivent-elles et comment y font-elles face ?
– Quelle politique familiale pour répondre à l’attente de toutes les familles en ayant comme repère les familles les plus démunies et les plus exclues ?
– Quelles solidarités familiales pour sortir de la crise sans abandonner personne ? Comment cette crise interpelle l’ensemble des mouvements familiaux dans les solidarités qu’ils vivent et qu’ils portent ?

1) Que nous apprennent les familles les plus pauvres sur cette crise ? Comment la vivent-elles et comment y font-elles face ?

Le Mouvement ATD Quart Monde attache une grande importance à l’apprentissage d’une réflexion commune entre des personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté et des citoyens de tous horizons qui ont d’autres expériences de vie. Le croisement des savoirs des uns et des autres et les confrontations qu’il suscite permettent l’élaboration d’une pensée originale, novatrice, qui, souvent, débouche sur des propositions politiques. Cela se passe dans les Universités Populaires Quart Monde que nous animons dans diverses régions de France et dans plusieurs pays. Certaines de ces universités populaires (Normandie, Bretagne, Ile-de-France) ont précisément réfléchi ces derniers mois sur le pouvoir d’achat et sur cette question de la crise. Que nous apprennent-elles ?

Un pouvoir d’achat dérisoire

Une enquête menée en Normandie nous apprend que les membres de l’université populaire et leurs voisins ont un pouvoir d’achat qui oscille entre 1,5 et 8 euros par jour et par personne. Mettez d’un côté vos revenus (salaires et prestations) et de l’autre vos dépenses obligatoires (loyers, eau, gaz, électricité, assurances, téléphone et transports urbains) et la différence donne votre pouvoir d’achat avec lequel vous devez faire face à toutes les dépenses de nourriture, d’habillement, de scolarité des enfants, de loisirs, d’entretien du logement, etc. 1,5 à 8 euros : autant dire un pouvoir d’achat dérisoire qui contredit tous les discours ambiants prétendant que les plus pauvres vivraient moins mal que beaucoup de travailleurs pauvres.

Une crise qui ne date pas d’hier

« La crise que l’on vit, elle ne date pas d’hier », ont dit massivement les participants des universités populaires. « La crise, elle commence le 15 de chaque mois », quand on a épuisé les maigres ressources dont on dispose alors qu’on n’a quasiment aucun accès à l’emploi. D’autres périodes ont été également des moments de grande tension, comme le passage à l’euro qui a vu flamber les prix de denrées quotidiennes de base. Personne n’a parlé de crise, alors, parce que ces tensions affectaient essentiellement les plus pauvres. Si nous attachions un peu plus de prix à la réflexion de ces derniers, nous cesserions, à chaque période de tension économique, de nous focaliser sur les « nouveaux pauvres », comme si n’existaient plus ceux et celles qui, parfois depuis des générations, n’ont jamais connu que la misère ! Ils le vivent comme un mépris, une relégation de plus.

Comment fait-on face ? Comment résiste-t-on ?

Les universités populaires ont mis en évidence la quantité de moyens qu’inventent les plus démunis pour tenir au jour le jour, envers et contre tout.

Cette résistance, il ne faut jamais l’oublier, est d’abord faite de privations.

Ainsi cette mère de famille qui achète une seule paire de chaussures pour elle et sa fille : « Celle qui en a besoin la prend et l’autre reste en tatane ». Qui, en France aujourd’hui, achète une paire de chaussures pour deux ?

Cette résistance est faite aussi de savoir-faire pour tenter de gérer l’ingérable.

Ainsi cette mère de famille qui répartit son argent mensuel en quatre enveloppes (une par semaine) pour tenter de tenir jusqu’à la fin du mois ou cette autre qui additionne au fur et à mesure le montant de ses achats au super marché.

Cette résistance est aussi collective ; elle se fonde sur la solidarité du milieu.

Quand on n’a plus rien, on demande aux voisins, (souvent on envoie les enfants) mais chacun sait les risques qu’une telle entraide fait peser sur les relations entre tous si on ne peut pas rendre l’aide accordée.

Cette résistance consiste aussi à faire face aux humiliations.

Comme vous l’imaginez, dans de telles conditions, il est difficile d’éviter le recours aux distributions alimentaires même si, massivement, les gens ont dit combien ils en ont assez de ces réponses d’urgence qui ne mènent à rien. « J’en ai assez que l’assistante sociale me fasse un bon pour aller aux restos du cœur, alors j’ai fait la grève des restos ». « Quand je vais aux restos, j’emmène des sacs Carrefour, comme ça les gens croient que je reviens des vraies courses ». Mais, pour faire face, tous soulignent l’urgence de repenser les politiques qui devraient permettre de rendre effectif le droit à une sécurité de revenus. Ce droit, il faut le rappeler, figure dans la Constitution.
Refuser la division des pauvres pour n’abandonner personne

La réflexion des universités populaires ne s’arrête pas là. Car beaucoup ont dit également leur souci de celles et ceux que la crise précarise aujourd’hui et qui n’ont pas acquis la culture et les armes de la résistance qu’ont les plus pauvres. « Que vont devenir les jeunes, les ménages qui découvrent la précarité avec cette crise ? Comment apprendront-ils à faire face ? » « Que deviennent les familles américaines mises à la rue à cause des subprimes ? » La crise ne doit pas diviser les pauvres mais, au contraire, renforcer la solidarité entre tous.

2) Quelle politique familiale pour répondre à l’attente de toutes les familles, en ayant comme repère les familles les plus démunies et les plus exclues ?

Dans votre document de travail, vous mentionnez de nombreuses propositions et, très justement, vous veillez à ce qu’elles protègent les familles les plus fragilisées. C’est essentiel pour nous que l’ensemble de vos propositions soient ainsi confrontées à ce qu’elles produisent pour les familles les plus fragiles. Je vous rappelle que la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne parle dans son article 33 « du devoir de protection de la famille qui doit être assuré sur le plan juridique, économique et social ». Permettez-moi de mentionner quelques points qui, pour nous, sont des inquiétudes, dans les choix politiques actuels.

L’effectivité des droits fondamentaux n’est pas liée au seul travail

Le président Sarkozy, Martin Hirsch et de nombreux responsables politiques aujourd’hui insistent sur l’enjeu de l’emploi pour lutter contre la pauvreté. C’est très bien si cela créée une mobilisation très forte dont nous avons besoin dans une conjoncture qui éloigne de plus en plus l’emploi des plus défavorisés. Mais le risque est grand aujourd’hui d’en conclure que seul l’emploi donne accès au droit, que seul l’emploi vous fait reconnaître sujet de droit.

Ce risque est réel par exemple avec la mise en place du RSA s’il laisse sur la touche ceux qui n’accèdent pas à l’emploi. Rappelons qu’il n’apportera pas un sou de plus à ceux qui n’ont aucun revenu du travail, voilà pourquoi nous vous demandons de soutenir notre demande de revalorisation de son montant forfaitaire. Rappelons aussi que, contrairement à ce que nous avions demandé, on ne proposera pas aux bénéficiaires un accompagnement, un projet social et professionnel mais qu’on fera le tri entre l’un et l’autre, risquant d’écarter encore plus ceux dont l’emploi s’est le plus éloigné. Ce risque est réel également dans les politiques familiales. Elles doivent soutenir celles et ceux qui accèdent à l’emploi (ex. de la garde des enfants) sans pour autant être réservée à ceux-là, pensées pour cette seule catégorie de familles. Là, l’équilibre n’est pas simple et nous comptons beaucoup sur vous pour y veiller.

Le droit de vivre en famille doit être défendu pour tous les enfants

Vous savez que Madame Morano va soumettre au Parlement un projet de loi réformant l’adoption. Ce projet nous inquiète beaucoup sur un point précis : le délaissement parental. Je vous remercie de la position très nette que vous venez de prendre et que m’a transmise le président Fondard. Comme vous le soulignez, cette notion n’a pas d’existence juridique et ouvre la porte à toutes les interprétations masquant mal le choix politique très contestable de vouloir augmenter à tout prix le nombre d’enfants adoptables alors qu’il faudrait chercher à renforcer les soutiens dont les parents ont besoin pour bâtir l’avenir de leurs enfants. Un exemple de ce qu’est la réalité d’aujourd’hui :

« Demain je serai au tribunal avec Christine. 8 ans que son fils est placé, que tout est fait pour que Christine « lâche ».On lui reproche une « instabilité » dans son accrochage à son fils. 8 ans qu’elle subit c’est un bail de résistances ! Christine dit qu’elle et son fils sont les prisonniers de la justice et que la famille d’accueil a « adopté » son fils sans que ce soit reconnu légalement, tellement dans la vie elle ne sait rien de son fils, par exemple elle n’a jamais vu un seul relevé de notes et il lui a été refusé d’être là pour l’inscription au collège. »

Le soutien quotidien des parents

Nous sommes engagés de longue date à vos côtés pour la réussite des REAPP avec les parents les plus fragilisés. Sachez que ce partenariat compte beaucoup pour nous et que nous avons besoin de votre engagement sans faille pour exiger du gouvernement qu’il ne sacrifie pas le financement de telles actions sur l’autel de la rigueur budgétaire car nous savons comme vous qui en fera les frais et pour que ces REAPP soient des lieux de soutien et non d’encadrement des parents les plus fragiles. Il faut aussi rappeler l’importance, pour tous les enfants, de pouvoir être accueillis, avant leur entrée en école maternelle, dans des lieux et par du personnel qui favoriseront leur éveil et permettront à leurs parents d’être confiants dans leurs capacités à accompagner leurs enfants.

3) Quelles solidarités familiales pour sortir de la crise sans abandonner personne ? Comment cette crise interpelle l’ensemble des mouvements familiaux dans les solidarités qu’ils vivent et qu’ils portent ?

Dans votre document préparatoire à cette assemblée générale, vous relevez combien cette crise révèle « une hiérarchie erronée des valeurs ». J’aime rappeler que Geneviève de Gaulle -Anthonioz qui a présidé notre mouvement pendant des années disait à la fin de sa vie qu’elle avait connu trois totalitarismes : le stalinisme, le nazisme, et l’argent et elle ajoutait que ce dernier était peut-être le pire. Le « totalitarisme de l’argent » est bien plus grave qu’une simple anomalie dans la hiérarchie de nos valeurs. Il signifie l’argent roi, une société gouvernée par le profit et qui sacrifie à la recherche effrénée du profit nombre de ses repères. La solidarité familiale, la solidarité entre toutes les familles en veillant à l’enraciner avec celles dont la vie est la plus difficile et la plus fragile est une des réponses que nous devons mettre en œuvre sans relâche pour contrer ce totalitarisme. C’est aussi la condition pour que personne ne soit abandonné dans cette conjoncture difficile que nous traversons. Je sais que beaucoup parmi vous ont ce souci d’une solidarité qui ne laisse aucune famille de côté. J’espère beaucoup que le débat leur permettra de nous dire comment ils la construisent et la vivent. Je voudrais simplement échanger avec vous quelques repères que nous avons appris au fil des ans aux côtés des familles les plus pauvres et que nous essayons de nous donner.

Rejoindre les familles les plus isolées, aller au devant des personnes

Certaines familles sont très isolées, n’osent pas se joindre aux autres par peur des humiliations, par peur des représailles, parce que leur histoire leur a appris qu’il vaut mieux souvent se cacher. « Les pauvres, ils se cachent comme des lapins » m’a dit un jour une militante Quart Monde pour me signifier notre obligation d’aller à leur rencontre, d’aller au devant d’eux. Il faut du temps parfois pour y parvenir. Je pense à Mariejo qui, pendant des mois, est allée chaque semaine, proposer à une mère de famille de se joindre aux espaces jeux-rencontres mis en place dans le canton pour les familles ayant des très jeunes enfants. Un jour, cette mère de famille a dépassé sa peur et l’a accompagnée puis s’y est rendue chaque semaine.

Enraciner nos combats dans la rencontre

Le refus de la misère exige notre engagement déterminé à aller à la rencontre quotidienne de celles et ceux dont les droits sont bafoués. Une famille cassée par l’errance ne peut pas tenir lorsqu’elle est relogée dans un quartier si elle n’y est pas soutenue, accompagnée, par les militants familiaux qui y vivent ? Une famille ne peut dépasser sa peur de l’humiliation si d’autres, à ses côtés quoi qu’il arrive, ne sont pas là pour donner du prix à sa résistance quotidienne, si des parents d’élèves ne sont pas là pour l’inviter à les accompagner aux rencontres.

Apprendre à réfléchir ensemble

Nous cherchons patiemment à apprendre comment réfléchir avec ces familles dans tous les domaines de notre action et de notre engagement. Comment réussir une politique de protection de l’enfance adaptée à toutes les familles si l’on ne se donne pas les moyens de la penser, de la concevoir et de la mettre en œuvre avec celles qui sont sur le qui-vive pour qu’on ne prenne pas leurs enfants ? Comment prétendre à la mixité sociale si l’on ne comprend pas avec les familles cassées par l’errance de quel soutien elles ont besoin pour pouvoir habiter au milieu des autres dans le respect de chacun ? Comment bâtir une école qui permette à tous les enfants d’apprendre ensemble, de se former à vivre ensemble sans enraciner notre réflexion avec les enfants qui sont en échec scolaire de génération en génération et dont les parents n’ont bien souvent de l’école qu’une image d’humiliation ?

Le droit pour tous

Il ne s’agit pas de se battre pour des droits catégoriels, spécifiques pour les plus pauvres, mais encore une fois « pour l’accès de tous – donc des très pauvres -aux droits de tous ». C’est cela la démocratie. J’ai coutume de dire que nous devrions refuser pour d’autres ce que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes ou pour les nôtres. Qui, par exemple, accepterait de devoir quémander chaque semaine la nourriture de ses enfants ? Pourquoi l’acceptons-nous massivement pour les pauvres ? Nous devons être vigilants, et ce n’est pas le plus simple, pour veiller que les politiques atteignent chacun, s’adaptent aux besoins de chacun sans pour autant déboucher sur des politiques spécifiques par catégories de populations ou de familles. Nous devons aller au devant de celles et ceux qui sont sans droits parmi nous, dans quelque domaine que ce soit. C’est ainsi que nous avons lancé, avec Amnesty International et le Secours Catholique des « comités solidaires pour les droits ».

Nous n’abandonnerons personne si cette crise resserre les liens entre toutes les familles.

Pierre Saglio, président d’Atd Quart Monde France.