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Ancienne résistante et déportée, celle qui fut présidente d’ATD Quart Monde pendant 34 ans est l’une des quatre personnalités qui entrent au Panthéon le 27 mai prochain. Retour sur une femme d’exception qui a toujours refusé « l’inacceptable ».

«Moi, une héroïne ? Sûrement pas. Les héros et les héroïnes sont des gens d’exception, j’appartiens à ce qu’on peut appeler les braves gens, je suis une brave femme, pas beaucoup plus(1)». Résistante et déportée, présidente d’ATD Quart Monde durant 34 ans, Geneviève de Gaulle Anthonioz pratiquait la modestie. Pourtant, en cette année où l’on célèbre le 70e anniversaire de la libération des camps, la République va lui rendre un hommage très solennel le 27 mai prochain, Jour de la Résistance. Aux côtés de trois autres personnalités – les résistants Germaine Tillion et Pierre Brossolette, ainsi que Jean Zay exécuté par la Milice –, elle va être « panthéonisée », c’est-à-dire que son cercueil va être, symboliquement, transféré au Panthéon(2).

Rien ne la prédestinait, a priori, à devenir militante de la cause des plus pauvres. Geneviève de Gaulle naît dans une famille aisée et cultivée, catholique et dreyfusarde. Son père Xavier de Gaulle, ingénieur des mines, est le frère aîné du général. Elle-même aînée de trois enfants, elle perd sa mère alors qu’elle n’a que quatre ans. Sa première grande douleur. Elle grandit au sein d’une famille aimante, étudie dans de bonnes institutions. Son père, soucieux de la prémunir contre les dérives du temps, lui fait lire, à 13 ans, Mein Kampf.

L’horreur concentrationnaire

Étudiante en histoire, Geneviève s’engage à 20 ans dans la Résistance où elle rejoint l’un des premiers réseaux, dit du « Musée de l’homme ». Elle transmet des messages, mène des actions de renseignements, puis rejoindra la clandestinité. Mais le 20 juillet 1943, elle tombe dans un piège. Arrêtée et emprisonnée, elle est déportée, le 3 février 1944, au camp de femmes de Ravensbrück. Elles sont un millier à partir dans le premier grand convoi de femmes pour l’Allemagne. Un voyage cauchemardesque de trois jours et trois nuits, prélude à l’horreur concentrationnaire. Une expérience qui va la marquer profondément.

En 1945, à 24 ans, après son retour du camp de Ravensbrück (DR)
En 1945, à 24 ans, après son retour du camp de Ravensbrück (DR)

Très vite après la Libération, elle décide de témoigner. Elle crée l’Association des Anciennes Déportées et Internées de la Résistance (l’ADIR) avec Marie-Claude Vaillant-Couturier, dont les membres s’entraident et entament un vaste travail de documentation. «Nous les survivants, sommes revenus en nous disant que nous devions essayer de transmettre. L’expérience humaine comporte une part intransmissible. Mais nous pouvons dire suffisamment de choses pour mettre en garde et pour parler de cette fraternité qui éclate quand nous sommes ensemble. Cela frappe toujours les gens de voir à quel point on peut s’aimer entre nous, aimer se retrouver, même des camarades qu’on voit peu ».

Il faudra toutefois 50 ans avant qu’elle relate son expérience personnelle. Pudeur, réserve à l’égard de ses proches qu’elle voulait préserver. Dans La Traversée de la nuit, elle évoque ainsi ses jours passés enfermée dans le bunker du camp, décrivant des conditions inhumaines mais aussi les gestes de solidarité et d’affection de ses compagnes.

« Un bon retour »

Alors que d’autres ont eu tant de mal à surmonter l’épreuve, Geneviève de Gaulle assure avoir eu «un bon retour». Elle retrouve sa famille et les premiers temps, elle habite chez «Oncle Charles» avec qui elle parle longuement, le soir, de Ravensbrück. – «je lui ai dit beaucoup de chose que je ne disais pas à mon père». Un jour, il compare à ce qu’il a vécu fantassin durant la Première guerre mondiale, à côté de morts qui pourrissaient dans les tranchées. Il confie que cela lui a «laminé l’âme», une expression qui la frappe.

Puis elle rencontre Bernard Anthonioz, un résistant, éditeur d’art, ami d’artistes comme le peintre Georges Braque. Ils se marient en 1946. André Malraux, un proche de son mari, est nommé ministre de la Culture. Il demande au couple de le rejoindre. Bernard Anthonioz devient chargé de mission. Geneviève s’occupe de la Recherche scientifique. Bientôt le couple emménage dans une maison qui fait partie de la manufacture des Gobelins. Une magnifique tapisserie de Matisse trône sur le mur du salon.

 

Le bidonville de Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis, en 1966 (ATD Quart Monde)
Le bidonville de Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis, en 1966 (ATD Quart Monde)

La rencontre avec Joseph Wresinski

C’est en octobre 1958 que Geneviève de Gaulle rencontre Joseph Wresinski lors d’un dîner chez une amie commune qui voulait lui faire connaître ce curé atypique. Ce jour-là, elle ne le sait pas mais sa vie va prendre un autre tour. Joseph Wresinski, qui a fondé ATD (Aide à Toute Détresse) un an et demi plus tôt, insiste pour qu’elle vienne visiter le bidonville de Noisy-le-Grand où il vit aux côtés de familles dans le plus profond dénuement – «le sous-prolétariat » dit-on alors avant que Wresinski ne parle du «Quart monde».

Elle découvre là un monde qui la renvoie à Ravensbrück : «sur le visage de ces hommes et de ces femmes, j’ai retrouvé quelque chose que j’avais connu sur les visages de mes camarades à Ravensbrück, quand on n’a plus d’espérance, quand on est usé par un combat quotidien dont on se dit qu’il ne peut finir que par notre mort. Le visage perd ce rayonnement que possède chaque être humain en lui ».

En 1959, estimant qu’elle ne pouvait tout mener de front, soucieuse de préserver du temps pour ses enfants, elle quitte le ministère de la Culture – Malraux lui en voudra longtemps. Un an plus tard, un incendie éclate dans le camp. Deux enfants périssent. C’est le point de rupture. Geneviève de Gaulle Anthonioz décide de s’engager à fond contre «la déshumanisation » à l’œuvre chez les plus pauvres comme chez les déportées.

« La seule réponse, la fraternité »

«Je ne comparerai jamais un bidonville à un camp de concentration – les gens n’étaient pas là pour être détruits. Mais quand on n’a pas d’eau pour se laver, pas d’endroit pour dormir, pas de culture parce qu’on ne peut pas y accéder, on arrive à des expériences qui ne sont pas si lointaines. Je sais ce qu’est l’humiliation de sentir mauvais. J’ai reconnu sur mes amis du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand l’odeur que je connaissais bien, que j’avais portée sur moi». Puis elle ajoute : «quand on a été touché par le mal absolu, la seule réponse est la fraternité ».

Désormais Joseph Wresinski et Geneviève de Gaulle Anthonioz font route commune. Un tandem improbable. Issu d’une famille pauvre, il fut longtemps qualifié de «curé de la racaille». Imprévisible, il peut planter là un journaliste qui lui pose une question maladroite. Dans les rencontres, il ne prend pas toujours de gants. Elle, du fait de son histoire et de son nom, a ses entrées partout. Et elle est écoutée.

« Elle arrivait à pousser les portes »

Le tandem fonctionne à merveille car tous deux se complètent. «Elle arrivait à pousser les portes alors que l’on faisait attendre le curé dans le couloir », résume Véronique Davienne qui l’a côtoyée dans les années 90. «S’ils étaient très différents, tous les deux étaient de la même trempe : ils ne lâchaient pas», complète Didier Robert, d’ATD Quart Monde.

En 1964, la voilà propulsée à la tête du mouvement en France. Wresinski a très vite compris qu’il fallait des personnalités hors du Quart monde pour porter le mouvement et ses revendications – des droits pour les plus pauvres au même titre que les autres, et non la charité expresse qui donne bonne conscience mais qui ne résout rien sur le fond . «Geneviève de Gaulle a apporté une formidable caution au mouvement qui au départ n’était qu’une association de pauvres, souligne Denis Prost. Sa présence était aussi ressentie comme un honneur par les militants».

« Elle comprenait nos humiliations »

En même temps, cette femme, qui fréquente Aragon, Le Corbusier ou Chagall, est acceptée par les plus démunis. Marie Jarhling, arrivée à douze ans dans le bidonville de Noisy avec sa famille, se souvient : «il y avait des gens qui venaient dans le camp et ça sentait la charité. Je ne dis pas qu’il n’en faut pas. Mais nous les pauvres, on se sent culpabilisé, on a surtout envie d’être considéré. Elle ne disait que du positif et comprenait nos humiliations.».

Engagée à ATD Quart Monde jusqu’à aujourd’hui, Marie Jarhling l’a rencontrée lorsqu’elle venait au foyer familial de Noisy ou lors des Universités populaires. «Elle parlait de sa vie, on parlait de la nôtre, elle savait que j’avais une enfant handicapée et demandait des nouvelles. Lorsque son mari a été malade, nous échangions aussi beaucoup. Elle était toutE simple. Jamais on aurait dit une femme qui avait une grande importance».

«Elle avait besoin de leur parler, explique Didier Robert, pour elle c’étaient les gens qui vivaient la pauvreté qui en parlaient le mieux. Aussi lors des rencontres, elle s’effaçait et les laissait s’exprimer d’abord. Elle fonctionnait aussi beaucoup en équipe, nous étions ses camarades.»

Devant l’Assemblée Nationale le 25 mars 1997, Geneviève de Gaulle (au centre) avec la délégation venue participer à une table ronde sur la loi contre les exclusions (Pierre Segondi, ATD Quart Monde)
Devant l’Assemblée Nationale le 25 mars 1997, Geneviève de Gaulle (au centre) avec la délégation venue participer à une table ronde sur la loi contre les exclusions (Pierre Segondi, ATD Quart Monde)

Ses trois familles

Geneviève de Gaulle Anthonioz avance ainsi en conciliant ses trois « familles » : son mari et ses quatre enfants – plus tard, les petits-enfants et les arrières petits-enfants -, ATD Quart Monde (rebaptisé Agir Tous pour la Dignité) qu’elle préside jusqu’en 1998, et l’association ADIR.

Dans les années 90, c’est essentiellement son travail au Conseil économique et social (CES) qui l’occupe. À la mort de Joseph Wresinski en 1988, elle a pris sa suite et bataille pour obtenir une loi contre les exclusions. Dix ans de lutte marqués par des hauts et des bas – en 1997, près de toucher au but, Jacques Chirac dissout l’Assemblée et il faut tout recommencer… Jamais impressionnée, elle se permet de petits rappels à l’ordre, comme le jour où Alain Juppé, arrivé en retard, se levait pour partir à l’heure prévue – «mais monsieur le Premier ministre, vous nous devez encore un quart d’heure, les Chinois peuvent attendre… ».

Une forme de modernité

Véronique Davienne passait la prendre en 2 CV pour l’emmener à ses rendez-vous officiels : «travailler avec elle était limpide. Elle avait les idées très claires. Elle écoutait beaucoup. Puis elle prenait son crayon, se mettait à rédiger sans ratures, terminait par une formule de politesse et disait : «voilà, ça peut partir ». »

Toujours polie, aimable et parfois incisive, comme la décrit Geneviève Tardieu qui a travaillé avec elle de 1988 à 1995, Geneviève de Gaulle possédait aussi une forme de modernité. Un sens de la formule doublé d’un certain humour, et une compréhension de l’importance des médias. «Elle ne refusait jamais une interview, acceptait toutes les questions, se souvient-elle, elle y répondait vite et disait ensuite, en quatre-cinq minutes, tout ce qu’elle voulait dire». La petite dame discrète était aussi une fine stratège: «elle avait une conscience politique aigüe, elle jouait de toutes ses accointances dans les milieux issus de la Résistance, de droite comme de gauche ».

Des veilles dames complices

Simultanément elle n’a jamais cessé d’assister aux réunions de l’ADIR qu’elle présidait. En 2000, contactée pour récupérer les archives, Sonia Combe, historienne à la BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine) s’est rendue à l’une d’elles. Elle se souvient parfaitement de cet après-midi passé à discuter autour d’un thé avec de vieilles dames complices, riant entre elles. «Geneviève de Gaulle m’a impressionnée par sa tenue, explique-t-elle, on sentait sa probité, quelqu’un qui pensait aux autres. Elle parlait beaucoup de sa volonté de transmettre. Les archives étaient remarquablement tenues, ce qui ne trompe pas».

Geneviève de Gaulle Anthonioz saluant un militant ATD Quart Monde, Marcel Garraud, lors des Journées du livre contre la misère à La Villette le 25 février 1996 (Eric Olivier, ATD Quart Monde)
Geneviève de Gaulle Anthonioz saluant un militant ATD Quart Monde, Marcel Garraud, lors des Journées du livre contre la misère à La Villette le 25 février 1996 (Eric Olivier, ATD Quart Monde)

Elle ne pliait pas

Après le vote de la loi d’orientation de lutte contre les exclusions le 9 juillet 1998, elle décide de se retirer. Et elle demande à devenir Volontaire permanente du mouvement. Jean-Michel Defromont l’a aidée à écrire son livre Le secret de l’Espérance sur les combats d’ATD Quart Monde. «Le directeur de Fayard lui a fait des propositions de corrections, elle les a toutes refusées», se souvient-il. Fatiguée, malade, elle est restée elle-même jusqu’au bout, un petit bout de femme toute droite et qui ne plie pas. Véronique Soulé

 

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(1) la plupart des citations sont extraites d’une interview pour l’émission A voix nue du 09/02/1995 sur France Culture.
(2) Sa famille, comme celle de Germaine Tillion, n’a pas souhaité que sa dépouille soit exhumée. C’est donc un cercueil avec des morceaux de terre du cimetière de Bossey (Haute Savoie) où elle est enterrée près de son mari qui entrera au Panthéon.