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Feuilleton – J’ai cherché si c’était vrai – #9

De L’Oréal aux bidonvilles de la banlieue parisienne, des ghettos new-yorkais aux favelas brésiliennes, le récit d’un combat dédié à tous ceux qui cherchent à « faire bouger les choses ».
Le temps du confinement, les Éditions Quart Monde vous proposent de lire (ou relire) gratuitement le très beau récit d’engagement  J’ai cherché si c’était vrai. Bernadette Cornuau, une femme engagée, mis en mots par Jean-Michel Defromont et, pour l’occasion, en images par Petite Poissone.
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XV

Noisy, la reconstruction

1967. Une année clé comme elle dit, un changement d’époque. À Pierrelaye, près de Pontoise, le père Joseph a trouvé un ancien relais de diligence. C’est là qu’il va créer son « Centre de formation aux relations humaines » qui, plus tard, deviendra le siège du Mouvement international ATD Quart Monde, un lieu pensé et construit peu à peu par et pour les volontaires en formation, et tous ceux qui ont besoin de retrouver forces et recul face à une misère qui ne connaît ni répit, ni frontières.

Pour créer ce nouveau centre opérationnel, il fallait bien s’éloigner de Noisy, avec la plupart des pionniers de cette aventure. Comment faire pour que la population du camp ne s’y sente pas abandonnée ?

Bien sûr, une équipe restera sur place. Sa mission aura un double défi à relever. D’abord accompagner le relogement de chaque famille dont la baraque dans l’ancien camp sera détruite et, dans le même temps, veiller à la mise en route d’une « cité de promotion familiale », en lieu et place du bidonville. Prototype d’un hébergement dans de vrais logements en dur, parents et enfants pourront s’y retrouver ensemble, débarrassés de l’errance, des expédients et des arrachements imposés par une misère ayant depuis toujours gangrené leur existence, et enfin vivre « comme tout le monde ». C’est à Bernadette que le père Joseph a voulu en confier la responsabilité.

Elle a trente-trois ans. Alors qu’à vingt-cinq ans, elle s’était fait muter à Londres pour échapper au camp de Noisy, refusant d’y laisser engloutir sa jeunesse, cette fois Bernadette accepte d’y revenir, et de prendre l’écrasante responsabilité de cette cité qui reste à construire. Aucune trace en elle du dilemme qui l’avait paralysée huit ans auparavant.

« Si tu veux, on nous demandait d’aller quelque part pour des raisons importantes. Et on y allait. Après, tu découvres les familles, tu te bats à leurs côtés. » Elle aurait pu ajouter: « Et tu y restes. »

Je reconnais, pour l’avoir vécu, que pris dans un tel lieu, on est vite happé par la masse des injustices endurées par les gens, et qu’on ne peut faire autrement que d’agir. Mais, de là à accepter une charge si écrasante…

Arrive le moment d’informer les familles du camp des bouleversements qu’il va leur falloir affronter. Ce jour-là, la grande salle du foyer est bondée. Ambiance électrique, assemblée houleuse. Non seulement parce que le père Joseph – ayant passé dix ans dans la même boue, le même rejet que ceux du camp – va devoir annoncer aux intéressés sa décision de partir, mais en plus, explique Bernadette, « avoir le courage d’annoncer que la cité qui allait enfin voir le jour ne serait pas pour eux mais pour d’autres. Il leur demandait de comprendre qu’aucune famille du camp n’y serait relogée parce que, d’une part, il fallait qu’eux, qui avaient été si longtemps en bidonville, puissent vivre complètement un ailleurs, une autre étape de leur vie ; mais aussi qu’il fallait accueillir d’autres familles comme elles, de la région, qui n’avaient même pas eu leur chance de se retrouver ensemble. »

Le prêtre prend le temps d’expliquer, de rassurer, d’assurer qu’il continuera d’être présent autant que nécessaire. Et quand il présente l’équipe qui va rester sur place, avec Bernadette comme responsable, elle s’y revoit: « Je me sentais toute petite. »

Face à pareil défi, qui ne le serait pas ?

Durant l’été, elle voit arriver deux jeunes gaillards que le père Joseph a chargés de déménager ce que leurs dix années de combat ont accumulé. L’ancien corbillard qui sert aux navettes a beau tomber souvent en panne, Claude Ferrand et Lucien Duquesne, nouveaux volontaires logeant déjà à Pierrelaye, sont là, tous les matins à six heures, prêts à la tâche, après avoir parcouru une cinquantaine de kilomètres de banlieue. Bernadette ne fait pas les voyages, mais elle porte les cartons. Son souvenir reste à vif : « Chaque jour, c’était un morceau du camp, de ces dix ans qui s’en allait, le départ du père Joseph qui se concrétisait. »

Le fondateur a tenu à ce qu’on laisse son bureau sur place, exprès pour elle. Bernadette ne voudra jamais s’y asseoir, si ce n’est cinquante ans plus tard, quand ce même bureau arrivera dans la petite maison au cœur du centre international du mouvement, dans cette chambre qu’elle occupe ici, maintenant qu’elle est malade.

Au début, elle s’installe seule dans les locaux du centre attenant au bidonville.

« C’était extraordinaire le soir, de pouvoir faire du jardinage calmement, au rythme de la nature, en voulant vraiment que le lieu soit fleuri et beau. Le portail extérieur restait ouvert. Il y avait des femmes, des hommes, des jeunes, des enfants, qui venaient me voir et on jardinait ensemble, sereinement, même si la veille on s’était parfois vus pour un contrat-projet. »

Contrat-projet: quel autre terme que ce jargon pourrait désigner le socle des engagements que l’équipe et chaque famille en particulier acceptaient de s’imposer, pour sortir d’un système de survie asphyxiant ? Telle famille qui pourrait compter sur l’aide d’une travailleuse familiale, mais s’engagerait chaque matin à amener ses petits au jardin d’enfants. Les plus grands pourraient revenir vivre avec leurs parents, retrouver leurs frères et sœurs, et quitter le foyer où les autorités les avaient placés, mais le père, accompagné par un membre de l’équipe dans ses démarches, devrait rechercher du travail. Chaque contrat signé offrait ainsi une base mesurable de la promotion de familles qui n’avaient souvent connu jusque-là que l’inorganisation imposée par la précarité, l’indifférence, l’errance et le mépris. Bernadette passait donc une grande part de son temps à réfléchir avec chacune des familles pour formaliser avec elles chaque point de leur contrat.

Il faut bien se rendre compte que tous les gens qui passaient dans son bureau n’avaient plus confiance en personne, tellement ils avaient été baladés, grugés, humiliés pendant leurs années de « galère ». Et cette femme respirait tellement le respect, croyait tellement dans le sérieux et le solide de ce qu’elle proposait de construire avec eux, qu’elle parvenait à dissoudre quelque chose de leur amertume, de leur honte. Pas toujours, bien sûr, pas complètement. La couche était si épaisse qui les avait séparés du monde, étiquetés de tous côtés comme êtres à part, pauvres à assister, marginaux à éduquer…

En 1974, lors de sa dernière année à Noisy, j’étais là. J’en ai vu des couples sortir de son bureau, tête haute. C’était impressionnant de remarquer cette espèce de lumière qui pointait dans leurs yeux comme un phare minuscule, attestant qu’elle n’était plus si loin, cette terre où ils seraient enfin considérés autrement que comme des clandestins, alors même qu’ils y étaient nés.

Pour accompagner tout ce monde, elle n’était pas seule, évidemment. Parmi l’équipe nombreuse qui animait avec elle la cité, Marie-France Hanneton était la plus proche d’elle, et la plus proche des habitants. Puéricultrice, c’est surtout à travers son rôle d’aide familiale que cette femme toute frêle parvenait à briser l’enfermement de familles prostrées dans un dénuement qui les rendait parfois farouches. « Elle était appréciée, dit Bernadette mais, une fois, elle s’était fait gifler par une femme. Évidemment, je suis allée voir la famille, et je lui ai dit clairement – et fort pour que tout le monde m’entende –, qu’on ne pouvait pas accepter ce non-respect, que nous, on les respectait, et qu’ils devaient nous respecter aussi. »

Marie-France habitait alors seule dans un appartement au milieu de la cité. Bernadette ne s’est pas contentée de cette mise au point. « Le soir même, je suis allée habiter avec elle. C’est sûr que de déménager aussitôt des locaux du centre pour aller habiter avec Marie-France a eu de l’importance pour les gens. »

Elle tient ici à passer en revue les piliers de son équipe : la jardinière d’enfants, « toute jeune, toute belle, toute gaie » qui aimait beaucoup les petits, très proche aussi de leurs parents ; le Dr de Choulot, pédiatre aussi fidèle dans ses consultations gratuites que son infirmière Mme Cluet ; Mmes Thomeret et Parmentier, deux femmes du camp qui avaient accepté de retarder leur relogement pour animer le foyer familial ; Jacqueline Carré, l’assistante sociale, très efficace pour rétablir les gens dans leurs droits, et dont plus d’un ignorait qu’elle était religieuse. Jean Marq, artiste d’une grande famille de maîtres verriers, assumait le rôle de gardien de la cité. « Les vitraux que Bazaine avait créés pour la chapelle, Jean Marq les a restaurés plus d’une fois. »

Pour soutenir l’équipe, le père Joseph faisait souvent le déplacement. Elle souligne : « Il avait inventé une autre manière d’être tout à fait présent dans le camp. Les gens savaient qu’ils pouvaient toujours compter sur lui. »

C’est avec lui qu’elle rendait visite aux familles candidates pour la nouvelle cité, et qu’elle voyait, pour chacune d’elles, si ce serait vraiment une chance dont elles pourraient se saisir.

Lui venait suivre personnellement l’avancée des chantiers, en particulier celui de la « pré-école » destinée à accueillir les tout-petits avant même leur entrée en maternelle (toujours la stratégie du « avec de l’avance »). Il veillait aussi sur la construction de ce qu’il a appelé le « pivot culturel », miniature d’une maison de la culture pour enfants, entièrement pensée pour qu’ils s’y sentent à l’aise et puissent développer leurs acquis et leur créativité à travers le langage, la lecture, les arts…

Mais dans tout ça, pour Bernadette, une chose comptait plus que toute autre : rester proche des adolescentes, tout faire pour empêcher que des destins cruels abîment leur innocence.

« Il y avait un atelier de sous-traitance pour les filles de seize à dix-huit ans. (On y conditionnait des abrasifs-éponges à récurer.) Ça leur permettait d’avoir un rythme dans leur quotidien et de gagner un peu d’argent. » Après un temps dans cet atelier, Bernadette les accompagnait dans leur recherche de travail. « Ça les motivait, dit-elle. Je les aimais beaucoup, ces filles. » Elle avait connu certaines d’entre elles dès leurs dix ans. Le plus souvent, elles étaient responsables de la vie à la maison, devaient s’occuper des plus jeunes. Harcelées par les garçons, « elles n’avaient aucun vrai moment pour elles. Donc j’essayais qu’elles aient une vie à elles. Quand j’habitais au centre, elles venaient souvent la nuit, quelquefois dans un état inimaginable, pleines de boue… Je ne leur demandais rien. Je les laissais se reposer, dormir. Certaines d’entre elles, je les ai connues jusqu’à ce qu’elles décèdent… parce qu’elles sont décédées jeunes. »

Parmi elles, il y avait Cora, celle qui, enfant, venait allumer le feu chaque dimanche dans l’igloo jaune, alors que Bernadette travaillait encore chez L’Oréal.

« Cora, pour moi, c’était comme ma petite sœur, et pour elle, j’étais sa grande sœur ». La « petite sœur » était devenue mère très jeune. Par l’intermédiaire du père Joseph, une famille des Alpes avait accepté d’accueillir son petit garçon sans lui voler sa place de mère. Elle pouvait y aller quand elle le voulait. Parfois, Cora téléphonait : « Bernadette, mon mari va t’appeler pour savoir où j’ai dormi. Est-ce que je peux dire que j’ai dormi chez toi ? »

Alors la « grande sœur » répondait: « Je peux pas dire que t’as dormi chez moi. Mais au téléphone je me débrouillerai… »

L’anecdote nous a fait rire tous les deux. J’ai pensé : « C’est bien toi, ça ! Tu ne mens pas, mais tu te débrouilles pour que l’autre comprenne ce que tu veux qu’il comprenne. »

*

Quand vous êtes dans un lieu pareil, responsable en même temps de la résorption d’un bidonville et de la mise en route d’une « cité de promotion familiale », vous pouvez disposer de la meilleure équipe qui soit, ce n’est pas pour autant que vous aurez les moyens de reloger deux cent cinquante familles échouées depuis plus de douze ans dans la boue de ce camp de « sans-logis », justement parce qu’elles n’avaient nulle part où aller. Alors, si vous ne voulez pas crouler, il vous reste une seule chose à faire : frapper à la porte de la République.

Pour cela, le père Joseph a trouvé une alliée de poids : Geneviève de Gaulle Anthonioz, la nièce du général, devenue la présidente d’ATD Quart Monde en France. Avec elle, le mouvement a pu obtenir que le sous-préfet de la Seine-Saint-Denis convoque chaque mois tous les partenaires et chefs de service des administrations concernées, pour lister un par un les obstacles, que ce soit au relogement des partants ou à l’installation des arrivants, et en venir à bout. Le père Joseph prend le temps de venir préparer ces réunions avec Bernadette. Chacune d’elles commence par le rappel des engagements pris à la précédente. Chaque partenaire s’attendant à devoir rendre des comptes, non seulement les choses se concrétisent, mais les mentalités évoluent. Bientôt les commentaires malveillants ou les moqueries quand on évoque telle ou telle famille « irrelogeable » – « Ça je ne le supportais pas du tout », dit Bernadette – font place au respect et à l’estime réciproque. Elle dit encore : « Ils comprenaient de mieux en mieux notre point de vue, et nous le leur. »

Cette reconnaissance institutionnelle n’empêchait pas les pesanteurs. L’équipe sur place disposait d’une quinzaine de personnes, jeunes volontaires en formation inclus. (Les familles de la cité en auront d’ailleurs formé des générations, envoyées ensuite sur presque tous les continents.) Mais les résidents de cette époque ne s’engageaient pas si facilement dans la dynamique communautaire à laquelle l’équipe de Bernadette les invitait en permanence, en plus de la multiplicité des services qui leur étaient proposés. Une fois le bidonville totalement résorbé, et la plupart des anciens du camp relogés, peu d’habitants percevaient encore combien ce lieu avait été le berceau d’une âpre lutte pour garantir à toutes les familles leur intégrité et leur sécurité au quotidien.

En tout cas, la « cité de promotion familiale » permettait désormais l’hébergement de familles entières, alors qu’avant, devant ces situations de naufrage social, on séparait le père, la mère et les enfants. Bernadette n’est pas moins fière de cette victoire que Geneviève de Gaulle Anthonioz qui l’évoque, elle aussi, dans son livre-testament, Le Secret de l’espérance1 : « La loi élargissant l’accès de familles aux centres d’hébergement sera promulguée le 29 novembre 1974. Il faudra même une transformation du Code de la famille2 ! »

1Geneviève de Gaulle Anthonioz, Le Secret de l’espérance, Paris, Fayard-Editions Quart Monde, 2001.

2Code de l’action sociale et des familles, article 374.

 

 

À suivre…

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