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Faut-il punir le racisme antipauvres ?

Article de Laurent Grzybowski publié le 14/10/2010 dans le magazine La Vie

Le mouvement ATD quart-monde, engagé auprès des plus démunis, veut faire inscrire dans la loi la discrimination sociale.

Après avoir perdu leur caravane à la suite d’un incendie volontaire, les membres de la famille M. se rendent dans un hôtel, payé pour quelques jours par les services sociaux. Lorsqu’ils arrivent, l’hôtelier ne retient pas une réaction d’horreur : « Pourquoi pas au Hilton, tant que vous y êtes ! Combien de temps vais-je devoir vous supporter ? » Cette histoire fait partie des nombreux exemples de discrimination recensés par le mouvement ATD (Agir tous pour la dignité) quart-monde. Certains sont flagrants, comme le refus d’un logement ou d’un emploi. D’autres, plus subtils, tel ce petit garçon qui avait apporté à l’école un gâteau acheté dans le commerce pour fêter l’anniversaire d’une de ses camarades de classe. Aucun écolier n’a voulu y toucher. Rejet qui s’est ensuite répété dans la salle des maîtres. D’autres parents décrivent l’humiliation vécue par leurs enfants parce qu’ils sont mal habillés ou parce qu’ils ont des difficultés d’élocution.

À la veille de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, ATD lance un cri d’alarme. Engagé depuis plus de 50 ans auprès des plus pauvres, ce mouvement estime que le rejet des populations démunies s’est intensifié ces dernières années. Et demande que la grande pauvreté devienne en France un critère reconnu de discrimination. Le 27 septembre, une délégation a été reçue à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) par un groupe de travail pour étudier l’opportunité d’instituer ce nouveau critère. Pour l’heure, le code pénal français reconnaît 17 motifs : l’origine, le sexe, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, le patronyme, l’état de santé, le handicap, les caractéristiques génétiques, les mœurs, l’orientation sexuelle, l’âge, les opinions politiques, les activités syndicales et l’appartenance à une ethnie, une nation ou une religion. La grande pauvreté pourrait donc bien être le 18e, même si la Halde a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas trop mul­tiplier les critères.

« Les mots racisme, xénophobie, sexisme, homophobie condamnent dans le langage de tous les jours des comportements néfastes, contraires aux droits de l’homme, assure Bruno Tardieu, délégué national d’ATD. Et la loi les interdit. Mais, en ce qui concerne le rejet des plus pauvres, il n’y a pas de mots. Nous sommes dans le non-dit, ce qui est d’autant plus humiliant pour les personnes démunies. Aussi, on ne dira pas qu’on les rejette parce qu’ils sont pauvres, mais parce qu’ils sont “fainéants” ou “délinquants”. Nous constatons tous les jours que les injustices et les stigmatisations subies par les familles très pauvres vont bien au-delà des difficultés économiques. » Mais comment inscrire dans la loi française une notion aussi difficile à cerner ? Il faut en effet apporter la preuve que la situation sociale constitue, en soi, un facteur discriminant, au même titre que les critères habituellement retenus.
La Halde a mobilisé les juristes de son conseil consultatif. En mai 2009, le maire communiste de La Courneuve avait déjà porté plainte après avoir constaté que beaucoup de ses administrés ne trouvaient pas de travail à cause de la mauvaise réputation de leur cité. Fort de ce précédent, l’institution envisage de s’appuyer sur le lieu de domicile des personnes ­concernées pour faire valoir leur mise à l’écart du groupe social. De fait, l’accès à l’emploi, à l’université ou au crédit bancaire peut être entravé en raison du quartier de résidence ou de la ville d’origine du demandeur. Il ne fait pas bon habiter dans des zones urbaines dites « sensibles ». Le préjudice reste toutefois assez difficile à démontrer. Et puis, estime Bruno Tardieu, « l’adresse n’est qu’un aspect de la question, une manière de ne pas nommer le véritable problème. Être bénéficiaire du RSA, avoir été dans une institution de l’aide à l’enfance ou porter un nom de famille connu des services sociaux peuvent très vite devenir des causes de discrimination. »

La requête d’ATD est d’autant plus légitime que plusieurs traités inter­nationaux reconnaissent l’« origine sociale » comme cause de discrimination. Des pays comme la Belgique ou le Canada ont déjà inscrit ce critère dans leur législation. Ainsi, outre-Atlantique, des tribunaux ont condamné des propriétaires qui avaient refusé de louer un appartement à des individus pour le seul motif qu’ils étaient bénéficiaires des allocations de l’État. En Angleterre, le mot povertyism (racisme anti­pauvres) est même entré dans le langage courant. La reconnaissance de la grande pauvreté comme motif de discrimination est donc « tout à fait applicable au droit français », veut croire Bruno Tardieu. La France devrait pour cela ratifier l’un des protocoles additionnels à la Convention européenne des droits de l’homme, qui rendrait opérant l’ar­ticle 14 de ce texte reconnaissant le critère de « discrimination sociale ».

Mais, à l’instar de la Halde, « le gouvernement a peur d’ouvrir la boîte de Pandore », explique le juriste Régis de Gouttes, expert auprès de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui milite pour une évolution de la loi. « L’État craint que les tribunaux ne soient très vite débordés par les demandes. » Pour l’avocate Diane Roman, spécialiste des droits sociaux, le problème est ailleurs. « Avec les lois existantes, les juges ont déjà la possibilité d’agir. Mais ils n’osent pas toujours franchir le pas. C’est la raison pour laquelle il est urgent d’ouvrir un débat politique sur les inégalités et sur les discriminations dont souffrent les plus pauvres », affirme cette proche d’ATD. Dès lors, une loi supplémentaire est-elle nécessaire ? Surtout si elle est mal appliquée. Ne risque-t-on pas de se donner bonne conscience à bon compte ? « Ne croyez pas ça, assure Diane Roman. Faire évoluer la loi et sa jurisprudence, c’est contribuer à faire bouger les mentalités. » C’est aussi la conviction de Bruno Tardieu : « Même imparfaite, une loi vaut toujours mieux dans ce domaine que rien du tout. Voyez la loi Dalo (droit opposable au logement). Elle a été très critiquée, mais a tout de même permis à des milliers de démunis d’obtenir un logement dans les régions les moins touchées par la pénurie. » La Halde devrait se prononcer dans les semaines à venir. Un avis favorable serait un premier pas dans la reconnaissance du « racisme antipauvres ».

Voir aussi  Le « Racisme anti-pauvres » bientôt poursuivi ?

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