
Idées fausses : « Il faut baisser les impôts des entreprises pour créer des emplois » C’est faux !
La lutte contre le chômage et la pauvreté fait partie des préoccupations principales des Français. Pour y répondre, le gouvernement a lancé en 2013 le CICE, Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, dont l’OFCE a publié en décembre 2015 une première évaluation. Un impact limité en termes d’emplois : seulement 120 000 auraient été créés ou sauvegardés grâce au CICE. La baisse des impôts des entreprises n’est pas un moyen très efficace de créer des emplois dans une période de stagnation économique.
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Un effet indirect
Le CICE permet aux entreprises de déduire de leurs impôts 6 % du montant de leurs salaires bruts inférieurs à 2,5 fois le SMIC versés l’année précédente.
L’effet du CICE sur l’emploi est indirect. Le calcul du gouvernement apparaît dans le schéma ci-dessus(1) : tout part de l’amélioration de la compétitivité des entreprises ; le pari est qu’elles vont alors dégager des moyens pour investir, baisser leurs prix de vente et embaucher… si leurs ventes augmentent. Comme disent les économistes, on est en pleine « théorie de l’offre » qui prétend qu’une offre plus compétitive va développer la demande. La « théorie de la demande », à l’inverse, proposerait de partir du bas de ce schéma : on augmenterait le pouvoir d’achat (par des baisses d’impôts, de TVA, des hausses de revenus pour les foyers les plus modestes…) et cela relancerait la demande et donc l’activité des entreprises.
Malheureusement – on va voir pourquoi –, c’est la théorie de l’offre qui a été choisie par le gouvernement en mettant en route le CICE.
Une arme de destruction massive
Le CICE est en termes de masses d’argent concernées une arme de destruction massive (d’impôts, mais pas de chômage !).
Comme l’indique ce tableau(2), l’économie d’impôts offerte aux entreprises grâce au CICE est estimée à 11,3 milliards pour 2014 (au titre des impôts sur 2013), 17,9 milliards pour 2015 (au titre des impôts de 2014, etc.), 18,6 milliards en 2016, 19,4 milliards en 2017, 20 milliards en 2018 et 20,7 milliards en 2019(3).
Un impact limité et coûteux
Les chercheurs Bruno Ducoudré, Eric Heyer et Mathieu Plane évaluent(4) qu’en 2014-2015, le CICE aurait permis de créer ou sauvegarder 120 000 emplois. Un calcul rapide (14,6 milliards de CICE moyen en 2014-2015, divisé par 120 000) montre que le coût d’un emploi créé ou sauvé grâce au CICE serait d’au moins 122 000 euros annuels, soit l’équivalent de six emplois au SMIC que l’on aurait pu créer en réalisant des embauches directes avec la même somme.
Il ne s’agit pas de dire que pour un emploi créé avec le CICE, on pourrait en créer directement six payés au même salaire, car il est difficile de connaître le salaire moyen d’un emploi créé avec le CICE. Si l’on considère un salaire supérieur au SMIC, cela rapporte à moins de six le nombre d’emplois qui pourraient être créés en embauches directes à ce salaire… mais quel écart quand même !
Pour financer le CICE, on augmente la TVA
Précisons que les trois chercheurs de l’OFCE n’ont pas intégré dans leurs calculs les impacts du financement du CICE, comme par exemple de la hausse de la TVA (6 milliards d’euros), mise en oeuvre pour combler en partie le trou du CICE. Cette hausse a pour effet de freiner un peu la consommation, donc les ventes des entreprises et donc les embauches. Le nombre de 120 000 emplois serait donc une hypothèse haute.
Un impact incertain
Il est en réalité difficile d’évaluer précisément l’impact du CICE en nombre d’emplois créés ou sauvés, car il faudrait pouvoir savoir précisément comment les entreprises se comporteraient en l’absence du CICE. On a du mal aussi à mesurer l’effet d’aubaine, c’est-à-dire le fait que des entreprises qui bénéficient du CICE recrutent ou gardent leurs emplois, alors qu’elles l’auraient fait même sans aide(5).
« À ce stade, les conclusions quant à l’impact du CICE invitent donc à la prudence et à la patience », écrit en octobre 2015 – soit presque trois ans après son démarrage – Sarah Guillou qui dirige l’équipe de l’OFCE collaborant avec France Stratégie pour l’évaluation du CICE.
En matière d’efficacité et d’évaluation, le CICE possède deux grands handicaps :
– son impact réel ne pourra être évalué que trois ou quatre ans après son démarrage (et après plusieurs dizaines de milliards d’euros de réductions d’impôts aux entreprises),
– son impact sur la création d’emplois est indirect.
C’est sans doute pourquoi il n’a pas été expérimenté avant d’être lancé, alors que des mesures comme le RMI ou le RSA sont expérimentées avant d’être éventuellement généralisées. Pourquoi sacrifier le temps d’expérimentation lorsqu’il s’agit de mesures de réductions d’impôts aux entreprises ? Parce qu’on sait bien… qu’on ne connaît pas leurs résultats ?
Mais alors… pourquoi, dans un domaine – le chômage – où il est urgent d’agir, le gouvernement préfère-t-il une mesure comme le CICE à l’effet incertain, lent et difficilement mesurable, plutôt que des mesures à l’effet certain, immédiat et immédiatement mesurable comme la création d’emplois avec des fonds publics (par exemple dans la lutte contre le réchauffement climatique), ou encore le lancement de grands chantiers d’intérêt général ?…
Comment déposséder le citoyen de son pouvoir d’agir sur l’économie
On le voit, le CICE est un bel exemple d’outil complexe, cher et à l’efficacité floue, censé répondre à une des principales préoccupations des Français : la lutte contre le chômage et la pauvreté.
Une étude récente(6) confirme que l’économie est au coeur de leurs inquiétudes. Ils ne la comprennent pas bien telle qu’on leur explique, mais voudraient la comprendre mieux. Ce n’est pas avec le CICE qu’ils y parviendront, lorsque des économistes leur expliqueront dans deux ou trois ans que l’économie, c’est compliqué, que le CICE a des impacts, mais indirects, que nous sommes soumis à des contraintes extérieures, que malheureusement les entreprises ne sont pas toutes puissantes, etc., bref, que c’est mieux que si ça avait été pire.
Ce n’est pas non plus avec l’aide de ces économistes qui sont aux manettes des choix politiques que les Français comprendront mieux ce qu’ils ont hâte de comprendre en économie. Une autre étude(7) montre que ces économistes recherchent peu la complémentarité avec d’autres sciences sociales, qu’ils évoluent dans une profession très hiérarchisée, avec un fort contrôle interne, un esprit critique peu développé, une pensée souvent individualiste et proche des pouvoirs politiques et financiers. Ce n’est pas le cas de tous les économistes, bien sûr. Mais quand vous en écoutez un, écoutez-le bien : cherche-t-il à se faire comprendre de tous, à vous associer au débat, ou parle-t-il un langage imposant depuis sa docte chaire ?
Créer 120 000 emplois ou supprimer la pauvreté monétaire ?
Un dernier sujet de réflexion à méditer. Le coût annuel du CICE pour l’État est situé entre 15 et 20 milliards d’euros, comme on l’a vu. C’est, comme l’a évalué fin 2012 la conférence nationale sur la pauvreté et l’inclusion sociale(8), ce que coûterait le fait de faire passer au-dessus du seuil de pauvreté les huit à neuf millions de personnes qui, en France, se trouvent dessous. Donc, pour le même prix, soit on crée 120 000 emplois, soit on permet aux « pauvres » de passer au-dessus du seuil de pauvreté. Que choisissez-vous ? Une telle question ne mériterait-elle pas un referendum ?
« On peut revenir sur une politique jugée erronée mais pas avant de l’avoir démontré, sauf à admettre qu’on s’y était engagé à la légère », conclut Sarah Guillou en parlant du CICE.
Jean-Christophe Sarrot, co-auteur de « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté »
Sources :
– « Le CICE, un dispositif entré dans les moeurs des entreprises », par Audrey Tonnelier et Patrick Roger, Le Monde, 22 septembre 2015,
– « Le CICE : entre convictions et incertitudes », par Sarah Guillou, le 12 octobre 2015 sur le blog de l’OFCE,
– « Que nous apprennent les données macro-sectorielles sur les premiers effets du CICE ? Évaluation pour la période 2014-2015t2 », Bruno Ducoudré, Eric Heyer et Mathieu Plane, OFCE, décembre 2015.