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Étonnants préjugés (ou pourquoi une journée « Hack la misère »?)

Le 7 mars a lieu dans les locaux de Simplon.co à Montreuil la première journée « Hack la misère », en lien avec Spintank et le Mouvement ATD Quart Monde. Cette journée propose à des développeurs, graphistes, vidéastes, scénaristes, blogueurs, etc., de mettre leur énergie et leurs compétences au service de la lutte – sur Internet en particulier – contre les préjugés qui visent les personnes en précarité.
Pour toutes celles et ceux qui vont se retrouver à Simplon le 7 mars et pour tous les autres, je voudrais resituer les raisons de cette campagne contre les préjugés menée par ATD Quart Monde depuis 2012 en France (et maintenant au Québec, et bientôt aux États-Unis) et mettre sous le projecteur quelques éléments étonnants liés à ces préjugés, qui peuvent donner matière à réfléchir… et à créer.

Discours erronés

Les discours erronés sur les personnes en grande précarité ont toujours existé pour la bonne raison que, comme une étude récente d’ATD Quart Monde l’a expliqué, la violence de l’exclusion réduit ses victimes à l’humiliation et au silence, et donc les laisse sans droit de réponse.

Ces discours erronés ont trois types de conséquences concrètes et profondes :
– en humiliant les personnes visées, ils cassent leurs capacités d’agir (voir ci-dessous « Plus tu as besoin d’aide, plus tu t’enfonces »),
– lorsqu’ils se transforment en actes discriminants posés par des individus, ces discours renforcent l’exclusion de millions de personnes de l’emploi, du logement, de la santé, de l’éducation et de la culture.

Présumé incapable… ou même coupable de sa situation

Le troisième type de conséquences est que, lorsque des préjugés se transforment en actes discriminants posés par des institutions ou entérinés par des décisions politiques, ils écartent des millions de personnes de l’accès à leurs droits et responsabilités.

Comme illustration de ce dernier point, citons l’ODENORE qui s’interroge dans son livre L’Envers de la fraude sociale (pages 91-93) sur la faible utilisation du Droit Au Logement Opposable (DALO) en Isère : « L’hypothèse la plus vraisemblable incline à penser que les acteurs de l’urgence sociale n’accompagnent que très peu leurs publics dans ces démarches en raison de représentations ancrées à propos des personnes sans domicile fixe et de leur incapacité supposée à entrer dans un logement et à y demeurer. » De plus, l’ODENORE a observé de nombreux cas de requalifications de dossiers DALO « logement » en dossiers DALO « hébergement », sous le prétexte que la famille ne serait pas capable d’occuper un logement. Cela a conduit des familles à refuser une proposition d’hébergement, car ce qu’elles attendaient vraiment, c’était une proposition de logement.
On se trouve donc dans un cercle vicieux dans lequel des préjugés contribuent à maintenir les plus précaires : situation de précarité (ici par rapport au logement) d’une famille -> présomption d’incapacité -> attitude discriminante des acteurs et décideurs -> proposition inadaptée -> refus de la famille -> retour à la case départ.

Un autre exemple des conséquences dramatiques que peuvent avoir ces préjugés est relaté dans cette histoire de suspicion de fraude au RSA, où les préjugés sur les bénéficiaires du RSA n’expliquent pas tout, mais ont leur importance.

Une campagne lancée en 2012 par ATD Quart Monde

Lors de la campagne électorale de 2012, ces discours stigmatisants sur les pauvres, les immigrés, les gens du voyage et les Roms ont pris une telle ampleur qu’ATD Quart Monde a voulu y répondre non par des contre-exemples, des témoignages, ou des arguments d’ordre éthique ou juridique, mais par des chiffres et des résultats de recherches « objectives ».
Cela s’est d’abord traduit par la production de tracts et d’une campagne Internet, puis par la publication d’un livre vendu jusqu’à présent à 55 000 exemplaires, d’une série d’affiches, d’un livret pour les enfants et de planches BD. L’objectif de la journée « Hack la misère » du 7 mars 2015 est de prolonger cette campagne sur des supports numériques.

Quelques choses surprenantes et souvent très injustes…

La grande précarité raccourcit la vie

La première et la plus grande injustice liée aux conditions de vie est que la pauvreté raccourcit la vie. À tous ceux qui pensent qu’on peut s’en sortir pas si mal au RSA, que les chercheurs d’emploi pourraient en trouver un s’ils se bougeaient un peu plus, etc., nous pouvons rappeler ce fait : une personne se trouvant dans la grande précarité en France vit en moyenne 16 ans de moins qu’une autre. Connaissez-vous l’espérance de vie moyenne d’une personne sans abri en France ? 50 ans.

Un paradoxe : plus les pauvres s’appauvrissent, plus on les critique

Depuis quelques années, on constate que plus nos pays s’enrichissent, plus les inégalités s’accroissent et plus les préjugés contre les pauvres grandissent. Dit autrement, plus les riches s’enrichissent et plus les classes moyennes – qui s’appauvrissent elles-aussi – se retournent contre les pauvres.

Plus tu as besoin d’aide, plus tu t’enfonces

Une grande injustice – particulièrement pour les enfants – est aussi qu’en matière de précarité et de pauvreté, plus tu as besoin d’aide, moins tu es aidé.
– parce que l’école, dans son ensemble en France, reproduit ou accroît les inégalités sociales plutôt qu’elle ne les réduit,
– parce que les personnes en situation de pauvreté ont leur intelligence tellement accaparée par la survie quotidienne que leurs capacités cognitives s’en trouvent atteintes et que ces personnes adoptent plus souvent que d’autres des comportements renforçant leurs problèmes en matière de santé, d’éducation, d’emploi, etc. C’est ce que montre par exemple une étude parue en 2013 dans le magazine américain Science. Ces comportements sont plus liés à la situation qu’aux personnes, puisque l’étude indique que, lorsque celles-ci déchargent leur esprit de l’obsession de la survie quotidienne, cela « libère » des ressources intellectuelles qu’elles peuvent consacrer à d’autres tâches,
– parce ces préjugés humilient tellement les personnes qu’ils réduisent leurs capacités à faire face au quotidien. Pour preuve, par exemple, cette étude effectuée sur des personnes sans emploi en Belgique en 2006 et qui constate qu’en intégrant la stigmatisation liée au chômage, elles deviennent moins performantes en lecture et dans la recherche d’emploi.
À l’école, les enseignants connaissent bien l’« effet Pygmalion », qui montre l’importance du regard des autres sur un élève et son effet sur sa réussite ou son échec scolaire : l’élève a tendance à se conformer au regard bienveillant (ou méfiant) que les autres portent sur lui.

« Trickle up » contre « Trickle down »

Maintenant, une bonne surprise : loin de certaines idées toutes faites que nous attaquons aussi dans notre livre (« contre le chômage, on a déjà tout essayé », « on n’a pas les sous pour faire mieux », « notre société d’assistance encourage l’inactivité », etc.), les tenants du libéralisme sont en train de s’apercevoir… que les pauvres peuvent être utiles à l’économie et à la société – non pas s’ils restent pauvres, comme ces gens-là le pensaient jusqu’à aujourd’hui, mais s’ils deviennent moins pauvres.
Cela, de nombreux économistes le savaient déjà (Joseph Stiglitz, Paul Krugman, OFCE…), mais, dommage, ils étaient taxés de « gauchistes » et keynésiens.
Ce qui est nouveau est que les économistes du capitalisme de marché et de la libre entreprise commencent à reconnaître que l’économie se porte mieux si elle est moins inégalitaire et que les politiques de redistribution ne sont plus l’ennemi à abattre, mais peuvent faire partie des solutions, après l’échec de toutes les autres solutions tentées contre la crise économique et les inégalités. Les économistes libéraux sont en train d’abandonner le « trickle down effect » (l’« effet de ruissellement », qui prétend que lorsque l’économie est tirée en avant par les riches, les pauvres en retirent toujours quelques miettes) pour adopter le « trickle up effect », qui signifie que lorsque les classes démunies voient leur pouvoir d’achat augmenter, cela profite à toute la société.
Trois preuves de cette évolution : un rapport du Fonds Monétaire International de février 2014, une étude de l’OCDE de décembre 2014 et une autre produite par l’agence de notation Standard and Poor’s datant du 5 août 2014.

Jean-Christophe Sarrot

NB : les propos tenus ici n’engagent pas ATD Quart Monde, mais seulement leur auteur.


Interview_J.C.Sarrot-Idées fausses sur la… par EditionsQuartMonde