Entrez votre recherche ci-dessous :

Et les plus pauvres ?

Par Lucien Duquesne, Vice-Président d’ATD Quart Monde

( tribune parue dans le journal Libération en mars 2003 )

Ces dernières semaines, nous avons pu lire dans la presse que, au vu de leur augmentation de 10% cet hiver, les distributions de repas « n’ont jamais été aussi nécessaires ». Cette affirmation est fausse et trompe l’opinion. En effet, depuis qu’elles existent, les distributions de nourriture n’ont cessé d’augmenter d’année en année . Cela ne prouve pas leur nécessité, mais prouve que nous acceptons tacitement cette situation et que nous ne prenons pas nos responsabilités civiques et politiques pour refuser que près de 4 millions de personnes vivent en France sous le seuil de pauvreté.

Oui, les organismes d’entraide sont nécessaires en cas d’urgence. Mais est-ce que les situations d’urgence qui perdurent depuis 20 ans et qui affectent un nombre toujours plus grand de personnes peuvent encore être appelées « situations d’urgence » ? Non ! Elles représentent un scandale, un déni de justice et de démocratie. Les distributions de nourriture en cas d’urgence sont certes un acte de solidarité. Par contre, le fait qu’elles ne cessent d’augmenter d’année en année traduit un grave dysfonctionnement de notre société que ne sauraient compenser toutes les bonnes volontés caritatives du monde. L’aide alimentaire, dans un pays riche comme le nôtre, ne devrait être qu’exceptionnelle .

Il en va de même pour les centres d’hébergement provisoire. Ils sont évidemment nécessaires eux aussi en cas d’urgence. Or d’année en année, ils sont de plus en plus saturés. Ceux qui en assument la responsabilité quotidienne ont parfois honte des conditions dans lesquelles ils sont contraints d’accueillir des personnes seules ou avec enfants. Va-t-on oser dire, à l’instar des distributions de nourriture, que la saturation des centres d’hébergement provisoire prouve qu’ils « n’ont jamais été aussi nécessaires » ? Marcherait-on à ce point sur la tête ? En effet, comment les centres d’hébergement provisoire ne seraient-ils pas saturés quand il manque 3 millions de logements sociaux en France !

Ces exemples nous montrent que les incitations à une certaine solidarité ont leur limite. Dans le cadre du 50ème anniversaire de l’appel de l’Abbé Pierre,il a été dit et redit que les Français devraient être plus solidaires. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les médias se sont essentiellement fait l’écho de cette solidarité qui consiste à aider des personnes dans le besoin. Nous n’avons pratiquement pas entendu parler de cette solidarité qui consiste à rejoindre les plus démunis dans leur aspiration profonde non pas à être mieux aidés, mais à sortir de la misère et à vivre comme tout le monde.

Il est de bon ton d’affirmer aujourd’hui qu’on ne peut tout attendre de l’Etat et des élus locaux et qu’il revient à chacun de faire preuve de fraternité vis-à-vis des plus défavorisés d’entre nous. Certes, cela est juste. Mais il ne faudrait pas pour autant que nous n’interpellions plus l’Etat – particulièrement en cette période où les plus pauvres font les frais des politiques d’austérité – sur sa responsabilité première de garant de l’accès de tous aux droits de tous. Il ne faudrait pas que les associations cèdent sur le combat qu’elles mènent, notamment depuis la création du collectif Alerte il y a 10 ans, pour que change le regard sur les plus démunis et pour que les droits fondamentaux de ceux-ci soient respectés . La fraternité et la solidarité nous commandent d’être des citoyens responsables qui interviennent, partout où ils sont engagés, pour que l’organisation de la société ne crée pas la misère et l’exclusion.

Etre solidaire des plus démunis, ce n’est pas seulement être bénévole pour leur venir en aide ; c’est aussi agir sur les plans civique, politique, économique, spirituel, philosophique…, parce que la misère est en grande partie la conséquence de nos choix collectifs de société . Comment pourrions-nous participer à des distributions de nourriture, défendre l’égalité entre les hommes, prier pour les pauvres si nous sommes croyants … et ne pas lever le petit doigt quand la ville où nous habitons refuse de construire les logements sociaux que la loi lui impose ; quand nous constatons que des milliers de jeunes ont leur avenir compromis parce que l’école échoue à leur donner ces acquis de base que sont l’écriture, la lecture et le calcul ; lorsque quelqu’un se permet, en notre présence, de tutoyer et de rudoyer une personne en grande précarité ?

Les prochaines élections vont être une bonne occasion d’exercer notre vigilance citoyenne. Nous ne demanderons pas aux futurs élus des cantonales et régionales comment ils vont permettre une extension des distributions de nourriture ou des hébergements provisoires. Nous leur demanderons, au contraire, comment ils comptent les diminuer en renforçant l’effectivité de droits aussi fondamentaux que ceux à l’emploi, au logement, à la formation, à la protection de la famille… C’est ainsi que nous prouverons à ceux et celles qui sont privés de ces droits notre réelle solidarité.