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Emmanuel Macron à ATD Quart Monde : 5 heures de questions-réponses

Le 10 septembre 2018, trois jours avant la présentation de la Stratégie pauvreté, le président Emmanuel Macron a passé cinq heures dans les locaux d’ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). Il a échangé avec des personnes en situation de pauvreté et d’autres engagées à leurs côtés, avec des salariés de TAE (Travailler et Apprendre Ensemble), l’entreprise solidaire d’ATDQM, et avec des familles du centre d’hébergement. Récit.

 

A 13 heures 15, une file de voitures noires pénètre dans le Centre de promotion familiale d’ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), un centre d’hébergement où les personnes accueillies bénéficient d’un suivi global – logement, mais aussi éducation, santé, etc. Tout sourire, bronzé, le président Emmanuel Macron descend de l’une d’elles. Il est accueilli par la présidente d’ATD Quart Monde, Claire Hédon, et par la responsable du centre, Claire Exertier.

Le président s’est déplacé sans ministre et sans journaliste. Sa visite n’était pas annoncée à son agenda officiel. Il est venu rencontrer des personnes en situation de pauvreté et d’autres engagées à leurs côtés. Une  » immersion  » dans le langage élyséen. Le chef de l’Etat entend sans doute ainsi renouer avec  » le terrain  » et toucher au plus près les difficultés et les attentes de personnes en grande précarité.

Pour ATD Quart Monde, mouvement qui se bat pour éradiquer la misère, cette visite est  l’occasion de faire entendre la parole des exclus, si peu écoutés et consultés. Pour le Mouvement, leur expérience et leur intelligence sont une condition sine qua non à la réussite des politiques de lutte contre la pauvreté. Cette visite est aussi l’espoir de faire bouger les lignes et la vision du président, même s’il est trop tard pour peser sur les mesures du plan pauvreté.

Couscous royal et salade de fruits

Direction, le foyer du Centre de promotion familiale où un déjeuner est prévu. Une quinzaine de membres d’ATD Quart Monde attendent debout autour de la table. On a disposé des nappes en tissu et des bouquets de fleurs. Au menu : couscous royal, salade de fruits et mousse au chocolat.

Le repas est préparé par les cuisiniers de TAE (Travailler et Apprendre Ensemble), l’entreprise solidaire du Mouvement installée dans l’enceinte du centre. Emmanuel Macron la visitera dans un second temps.

Le président touchera à peine à son assiette. Ses hôtes, guère plus. Les participants sont trop occupés à suivre le dialogue qui s’engage très vite. Ils ont le souci de s’écouter les uns les autres. Emmanuel Macron prend des notes, pose des questions, en quête de tranches de vie et de paroles vraies

Sylvie, 49 ans, militante de Flers (Manche), a la lourde tâche de commencer. Comme les autres militants Quart Monde – des personnes ayant connu ou connaissant la pauvreté – autour de la table, elle s’est préparée à ce qu’elle veut dire au président. Elle a posé une feuille devant elle. Au début de chaque mandat, ATD Quart Monde demande une entrevue au chef de l’État. Avec l’idée de faire résonner la voix de ceux que l’on n’entend jamais jusque sous les dorures de l’Élysée.

On n’est pas des imbéciles

Sylvie évoque les difficultés de la vie quotidienne lorsque l’on est réduit à vivre, ou plutôt à survivre, avec des minima sociaux. Et toutes les humiliations qui vont avec.

 » Quand j’ai demandé une aide financière, on m’a renvoyé que je ne savais  pas gérer mon argent et que je devais me faire aider par une conseillère budgétaire, ce que j’ai fait. Mais je suis sentie rabaissée. »

 » Souvent, poursuit Sylvie, on pense à notre place, on décide à notre place et on nous prend pour des incapables. Je répète que ce n’est pas parce que l’on vit dans la pauvreté qu’on est des imbéciles.  »

Le président l’interroge sur sa vie et sur ce qu’il faudrait faire.  » Il faudrait avoir un peu plus de ressources pour améliorer le quotidien. »  » Quand on a 550 euros par mois (le RSA pour une personne seule), ça n’est pas assez. Moi, je n’y arriverais pas « , insiste Claire Hédon.

 » J’ai six enfants. Le dernier, on l’a mis en comptabilité alors qu’il voulait faire vente. Très tôt, on lui a dit qu’il était pas capable… » C’est au tour de Marie-Thérèse, 58 ans, militante de Cherbourg (Manche), de parler. Le président la bombarde de questions : ses enfants ont-ils du travail ?

–  » Deux en ont, les quatre autres sont au RSA comme moi.  »

–  » Depuis combien de temps avez-vous ces difficultés ?  »

–  » C’est toute ma vie. Je voulais faire une école d’infirmières, on m’a mise en secrétariat. J’ai arrêté avant le diplôme alors que j’aimais beaucoup l’école. Ces choses-là arrivent quand on bloque les gens. J’étais rien, jusqu’à ce que je rencontre ATD. »

Marie-Thérèse évoque ensuite les minima sociaux et  » les solutions d’aide qui vous rendent dépendants. On vous envoie dans des associations caritatives chercher des bons pour vous habiller ou pour manger. Alors qu’on voudrait du travail. Mais pour en chercher, il faut avoir les conditions et on passe son temps à se demander comment payer les charges et tenir le mois.  »

Horticulture versus vente

Christopher, 25 ans, militant de Créteil, n’a jamais fini son CAP. On l’avait orienté en horticulture. Il rêvait de faire de la vente. Emmanuel Macron s’arrête sur ces questions d’orientation subie qui touchent particulièrement les milieux les plus pauvres. ATD Quart Monde mène une recherche sur ce sujet avec ses partenaires.

–  » Mais vous n’avez trouvé personne pour vous écouter à l’école ? « , insiste le président.

–  » Non, à l’école personne m’a aidé.  »

Régulièrement, le chef de l’État demande à ses interlocuteurs comment ils sont arrivés à ATD Quart Monde. Christopher par sa grand-mère, Ludivine par sa mère et sa grand-mère… Il s’amuse de cet héritage familial.

Emmanuel Macron marque aussi un intérêt appuyé sur les questions de formation professionnelle. Il a maintes fois expliqué que pour lui, la lutte contre les inégalités et contre la pauvreté passait par une meilleure formation, à l’école mais aussi à l’âge adulte, condition d’une meilleure insertion professionnelle.

Aussi demande-t-il aux intervenants qui perçoivent des minima sociaux s’ils se sont vu proposer des formations. Marie-Thérèse dénonce les  » formations garage  » qui ne débouchent sur rien mais que l’on doit faire pour continuer à toucher le RSA.

Agenda de ministre

La plupart des militants ont des exemples de stages sans lendemain. Ils évoquent la course épuisante pour remplir des demandes d’allocations, rassembler des papiers…

 » Il nous arrive parfois d’avoir, comme on le dit chez nous, un  agenda de ministre « , dira Martine Le Corre, déléguée générale adjointe du Mouvement international ATD Quart Monde.

Après de multiples formations, Gwendal, 41 ans, militant de Brest (Finistère), avait trouvé  » un métier qu’il aimait avec un bon salaire  » : chauffeur routier. Mais un jour, il s’est retrouvé à devoir s’occuper seul de ses enfants, sa femme en étant empêchée. Il a alors démissionné car les faire garder lui serait revenu trop cher.

–  » Je ne sais pas si vous savez, Monsieur le président, mais quand on démissionne, on n’a pas droit à Pôle emploi. Et en plus, je me suis retrouvé avec des crédits.  »

–  » Vous avez fait un dossier de surendettement ? « , demande Emmanuel Macron.

–  » Non, j’ai de mauvaises expériences avec les services sociaux. J’y vais pas. Une fois, j’ai eu un entretien et à la fin, on m’a demandé :  » Vous n’êtes pas alcoolique ? «  »

A l’image de Gwendal, les militants présents ont accepté de dévoiler des pans de leur histoire personnelle pour fournir des exemples concrets et ainsi mieux faire comprendre la réalité de ce que vivent les personnes en grande précarité. Mais plusieurs le rappelleront : ils s’expriment plus largement au nom de tous les militants.

Co-formation

Parmi les autres sujets abordés, le placement des enfants. Ludivine, 25 ans, militante de Rennes (Ille-et-Vilaine), est mère de trois enfants dont les deux aînées sont placées. Elle l’a été elle-même et sa mère aussi avant elle. Elle raconte la douleur de ces séparations, leurs conséquences sur les liens parents-enfants et la difficulté pour les reconstruire.

Le président écoute le visage tourné vers la personne qui s’exprime. Il paraît moins au fait de ces sujets. Mais il a dit être venu pour apprendre.

Sébastien, travailleur social,  » allié  » du mouvement, c’est-à-dire qu’il est engagé dans son milieu professionnel, explique comment sa pratique a été transformée par une co-formation avec des personnes en situation de pauvreté proposée par ATD Quart Monde. Il plaide pour une extension du Croisement des savoirs, cette méthode du Mouvement où travaillent ensemble, à égalité, des personnes en précarité, des professionnels et aussi selon les cas, des chercheurs.

C’est une pratique innovante qui manque de soutien officiel pour pouvoir être généralisée, plaideront ensuite Claire Hédon puis Isabelle Bouyer, de la Délégation nationale d’ATD Quart Monde. Le Mouvement souhaite que cette démarche soit évaluée scientifiquement afin de mettre en place une formation et un diplôme.

Éradiquer la pauvreté

Faut-il s’en étonner ? La hausse des minima sociaux a été l’un des points en débat. Plusieurs participants l’ont évoquée. Comme Ludivine :

–  » Monsieur le président, pourquoi avoir augmenté l’AAH (allocation aux adultes handicapés) et pas le RSA ?  »

Emmanuel Macron utilise alors le terme  » éradiquer la pauvreté  » défendu par ATD Quart Monde pour qui les promesses faites jusqu’alors de simplement  » diminuer la pauvreté  » ont toujours exclu les plus en difficulté.

–  » Comment je fais pour éradiquer avec vous la pauvreté ?, commence le président. Je vais vous parler franchement. Si on augmente le RSA, on se dit qu’on va avoir des effets pervers. Les gens qui reçoivent l’AAH n’ont pas le choix. Pour le RSA, il y a des gens qui vivent mieux en le touchant et en travaillant au noir à côté par exemple. Ce que je souhaite, c’est que les personnes en grande difficulté puissent s’émanciper par le travail et retrouver leur dignité.  »

Flottement autour de la table où l’on ne partage guère cette distinction entre ceux qui auraient  » le choix  » et ceux qui ne l’auraient pas. Elle renvoie à l’image d' » assistés  » qui fait si mal, répandue dans une partie de l’opinion et entretenue par certains politiques. Gwendal intervient :

–  » J’ai été reconnu travailleur handicapé. Et pourtant, j’ai jamais rempli les cases  » (des demandes d’allocation).

–  » Vous n’avez pas demandé l’allocation : mais pourquoi ? « , demande Emmanuel Macron apparemment étonné.

–  » Parce que ce que je veux avant tout, c’est travailler.  »

Un autre management

Après deux heures et demie d’échange, direction TAE. Pour arriver aux locaux de l’entreprise, la petite troupe passe devant la plantation dédiée aux salariés décédés. Plusieurs, usés par des vies de galère, sont décédés alors qu’ils y travaillaient encore. Emmanuel Macron s’y arrête un instant.

L’entreprise solidaire TAE est un projet pilote d’ATD Quart Monde  depuis 2002. Il s’agit de montrer qu’avec un autre mode de management, plus bienveillant et flexible, il est possible de vivre autrement l’entreprise et d’y accueillir tout le monde, y compris les personnes a priori les plus éloignées de l’emploi.

TAE compte une vingtaine de salariés – des salariés  » associés  » qui ont connu ou connaissent encore la précarité, et des  » compagnons  » qui ont un parcours classique et sont souvent très diplômés. Ses activités : reconditionnement d’ordinateurs, bâtiment, notamment peinture, nettoyage et depuis peu, formation à  » l’entreprise incluante « .

Pierre-Antoine, le directeur-adjoint, fait une rapide présentation. Sur un tableau, il a dessiné des carrés, représentant des salariés des entreprises classiques, et des ronds, des personnes aux parcours cabossés souvent classées comme inemployables, du fait d’accidents de la vie, de motifs plus anciens…

Debout face au tableau, silencieux, les bras croisés, Emmanuel Macron ressemble à un élève suivant un cours.

 

Seconde famille

Puis c’est Jean-François, casquette rouge vissée sur le crâne, qui raconte comment ce travail – un CDI comme tous les emplois à TAE – lui a permis, avec sa femme, de remonter la pente, de trouver un logement stable après avoir été accueilli dans le centre et de récupérer son fils qui avait été placé.

Pour Chantal, une « ancienne » de TAE, déléguée suppléante du personnel, ce fut aussi un peu un sauvetage – elle avait aussi des enfants placés.  » TAE c’est ma seconde famille d’adoption « , dit-elle. Elle parle des anniversaires des collègues que l’on fête, des sorties communes, du fait qu’il n’y a pas de chef mais une vraie équipe …

Puis elle explique ce que cela apporte d’avoir un travail –  » de quoi faire vivre ma famille avec de l’argent que j’ai mérité « ,  » créer des liens « ,  » de la confiance en moi « ,  » la fierté devant les enfants « , celle d’avoir un métier alors qu’au départ, elle ne connaissait rien à l’informatique …  » Aujourd’hui, mes quatre enfants travaillent. Et je me bats pour que d’autres familles aient la chance que j’ai eue « , conclut-elle.

 » Vous êtes arrivés ici comment ? « ,  » Vous réparez les ordinateurs ou vous êtes dans l’équipe Bâtiment ? « … Le président ne se lasse pas d’interroger les salariés. Juliette, jeune diplômée d’une grande école, dans l’équipe Bâtiment, explique combien elle apprend ici au contact de personnes qu’elle n’aurait jamais rencontrées autrement. Nicolas, arrivé il y a trois jours, vient de Sciences Po Grenoble. Il a rejoint l’équipe Cuisine et a prêté main forte pour le repas. Emmanuel Macron semble épaté.

Intelligence collective

Didier, le directeur, souligne que TAE a fait la preuve qu’un autre management est possible où chacun trouve sa place, y compris ceux laissés au bord du chemin sous prétexte qu’ils seraient inemployables.

 » Le projet  Territoires zéro chômeur de longue durée est l’extension de ce que nous faisons ici, ajoute-t-il. Nous attendons qu’il soit étendu. Mais il ne faut pas aller trop vite. Notre crainte est qu’il devienne un dispositif technocratique et qu’il ne touche pas tout le monde. »  Emmanuel Macron approuve :  » c’est une idée nouvelle qu’il faut que chacun s’approprie « .

Avant de partir, il signe le livre d’or et reçoit le tee-shirt blanc au sigle de TAE.  » Si vous pouviez le mettre au prochain conseil des ministres… « , lance une voix. Éclats de rire. Séance photos pour finir.

 » Voilà un bel exemple montrant que ce n’est pas seulement une question d’argent mais une question d’intelligence collective « , se félicite Emmanuel Macron en quittant l’entreprise.

Petite enfance

Troisième et dernière étape : l’Espace petite enfance du Centre de promotion familiale. On y accueille les enfants des parents logés dans les appartements du centre. Ils y restent en moyenne entre deux et quatre ans avant d’avoir leur logement à eux.

Visite de la halte jeux, de l’espace parents-enfants… Blandine et Louisa expliquent les activités, la volonté de respecter le rythme de chaque enfant et d’individualiser au maximum l’accueil, se référant à la méthode Montessori qui est appliquée.

Elles insistent sur le temps qu’il faut aux parents pour prendre confiance et venir déposer leurs enfants.  » Au début, nous nous sommes retrouvées sans enfants, expliquent-elles, on a dû aller rencontrer les familles chez elles, leur expliquer.  » Chantal insiste :  » Pourquoi très peu de familles en précarité mettent leurs enfants dans les crèches ? Parce qu’il faut gagner la confiance des parents.  »

Dans la petite cuisine à hauteur d’enfants, le dialogue s’engage avec le président, sur de toutes petites chaises. Une maman :

– » Je peux vous demander si vous avez déjà été au 115 monsieur le Président, je veux dire aux hôtels du 115 ?  »

–  » Oui, bien sûr, répond Emmanuel Macron, j’ai fait plusieurs visites.  »

– » J’ai été dans des hôtels du 91, 92, le Paris, le 93… Seule avec ma petite fille, on devait vivre sans pouvoir cuisiner, sans même un micro-ondes. Jusqu’à ce que je sois orientée ici, et alors tout a changé… »

Selfies

Il est près de 18 heures. Le chef de cabinet du président fait des signes à travers la porte vitrée – la visite était prévue  jusqu’à 17 heures 30. Mais Emmanuel Macron ne semble pas pressé d’en finir.

En sortant de l’Espace petite enfance, il se prête de bonne grâce aux photos avec les familles – selfies, photos de groupes… A un moment, le petit Junior que sa mère avait eu tant de mal à amener à l’Espace petite enfance, se retrouve dans ses bras. Et sa mère a beau vouloir le reprendre, il ne veut plus en partir. Emmanuel Macron semble ravi.

Garant des droits

Claire Hédon et Paul Maréchal, délégué national d’ATD Quart Monde, raccompagnent le chef de l’État à sa voiture.

« Vous êtes le garant de l’accès de tous aux droits fondamentaux, rappelle Claire Hédon, et vous avez vu que l’on n’y est pas. Nous vous remercions de la qualité de votre  écoute.  »

 » Aujourd’hui, j’ai beaucoup appris, » affirme Emmanuel Macron avant de s’engouffrer dans la Peugeot 5008 présidentielle.

Véronique Soulé

Photos : @Marie-Aleth Grard, Geoffrey Renimel et VS