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Détruire la misère ou gérer la pauvreté ?

Tribune de Pierre Saglio, président d’ATD Quart Monde, parue dans Le Monde du mercredi 5 mars 2005.

Durant cette période hivernale, dès que le thermomètre descend, les flashs d’information nous apprennent que le plan d’urgence de niveau 2 ou de niveau 3 a été déclenché dans tel ou tel département, prévoyant d’augmenter les rondes pour repérer les personnes à la rue et de disposer de places d’hébergement supplémentaires… Que de tels plans existent est bien légitime car ils relèvent du devoir « d’assistance à personne en danger » et c’est l’honneur et la responsabilité de l’État via ses préfets, et des élus de les organiser et de les prendre en charge. Mais les annonces publiques répétées dans les médias ont une autre incidence ; chacun de nous risque de penser que la situation est bien maîtrisée, et qu’au fond, il n’y a pas de scandale à ce que certains de nos concitoyens soient à la rue puisqu’on sait leur éviter de mourir de froid lorsque la température diminue. S’il arrive malgré tout qu’une personne à la rue meure, on s’interrogera pour savoir si elle a accepté ou refusé les moyens mis en place pour lui venir en aide.

De même en début d’hiver, journaux, radios et télévisions se sont largement mobilisés pour que chacun de nous aide les distributions alimentaires à se mettre en place, avec toujours plus de moyens d’une année sur l’autre. Ce mode d’action a d’ailleurs été privilégié par le Gouvernement lorsqu’il a décidé, avec l’appui quasi unanime des parlementaires, d’accroître, au profit des associations organisant des distributions, l’exonération fiscale à laquelle ouvrent droit les dons aux associations. Comme si distribuer de la nourriture était considéré comme plus important que, par exemple, apprendre à des adultes à lire et écrire pour qu’ils puissent acquérir qualification et emploi !
Là encore, beaucoup finiront par penser qu’il n’est pas scandaleux que des hommes et des femmes n’aient pas de revenus suffisants pour se nourrir et nourrir leur famille puisque leur situation est gérée et que l’on saura chaque hiver pourvoir à leurs besoins par des distributions de toutes sortes.

Est ce ainsi que l’on répond à l’attente de nos concitoyens les plus meurtris par la grande pauvreté ? Est-ce ainsi que l’on conforte leur résistance ? Est ce ainsi que l’on va vers l’éradication de la grande pauvreté ? Assurément non, bien au contraire. Ce faisant, on gère la pauvreté, en n’ayant d’autre ambition que d’en corriger les effets en soulageant ceux qui en sont victimes. Ce faisant, on risque de réduire la lutte contre la pauvreté à une affaire de distribution. On distribue de la nourriture à ceux qui n’ont rien, un hébergement à ceux qui n’ont pas de toit, parfois des consultations médicales à ceux qui n’ont pas accès à la sécurité sociale ; on distribuera aussi des places gratuites pour aller à tel ou tel spectacle à ceux qui n’ont pas d’autre moyen d’accès à la culture.

Pourtant, détruire la grande pauvreté et non la gérer reste bien l’ambition que notre pays s’est fixé depuis le vote de la loi contre les exclusions en 1998. Il rejoignait ainsi l’ambition et le combat constant que le Quart Monde nous invite à partager avec lui. C’est pourquoi, il est de notre responsabilité de continuer à exiger sa mise en œuvre. Qu’en est-il en réalité ? Que signifie aujourd’hui, comme l’affirme la loi de 1998 dans son article premier, faire de la lutte contre les exclusions « un impératif national et une priorité de l’ensemble des politiques publiques » ? Que signifie « rendre effectifs les droits fondamentaux fondés sur l’égale dignité de chacun » ? Que signifie associer ceux qui vivent quotidiennement la grande pauvreté « à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques » de lutte contre la pauvreté et l’exclusion ?

Une telle ambition ne doit-elle pas nous inciter à ne jamais accepter pour d’autres ce que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes ? L’égale dignité affirmée comme fondement des droits fondamentaux n’est-elle pas à ce prix ? Or, qui accepterait de devoir vivre durablement sans toit ? Qui accepterait de devoir, chaque hiver, recourir aux distributions alimentaires pour nourrir ses enfants et sa famille ? Qui accepterait que ses enfants sortent un à un de l’école sans maîtriser les savoirs de base permettant d’accéder à une formation qualifiante ?

A force de nous être habitués à ce que la misère soit gérée, nous en sommes arrivés à accepter bien souvent qu’une partie de nos concitoyens vivent d’une façon qu’aucun de nous n’accepterait pour lui-même.

Pierre Saglio
Président du Mouvement ATD Quart Monde