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« Des comptes aux contes », un article de Gigi Bigot

Photo : Gigi Bigot avec le groupe du « Rencard des Mots Dits » en 2015.

En France, 7% d’illettrés entre 18 et 65 ans. 1 enfant sur 5 vit sous le seuil de la pauvreté. 10,8% de chômeurs. 42000 élèves sortent du système dans diplôme.
« Le cours de la parole a inexorablement chuté » nous dit Roland Gori(1).

La société actuelle nous abreuve de chiffres et de statistiques. On en oublierait que derrière chaque info, il y a des hommes, des femmes, des enfants. Quand les médias annoncent une recrudescence du chômage de 2%, on ne voit ni les personnes qui en sont victimes, ni les responsables de cet état de fait. Marché, Crise et Mondialisation ont bon dos. Ils déresponsabilisent autant qu’ils déshumanisent. Or, comme le dénonce Joseph Wresinski(2), la misère est l’œuvre des hommes, c’est donc aux hommes qu’il appartient de l’éradiquer. Sommes-nous vraiment alertés lorsque nous sommes informés qu’en France, 2,7 millions d’enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté ? Quelque chose manque, n’est ce pas, pour que cette information devienne pertinente. Si les chiffres ont le mérite d’être explicites, ils n’entraînent pas pour autant une modification de comportement. Sinon, nous devrions être en pleine révolution !

Le journaliste peut pousser plus loin en approchant les victimes de ces situations traduites en statistiques. Il peut faire un reportage, recueillir des témoignages. Les personnes interviewées vont faire part de leurs conditions de vie. Selon le parti pris du reporter, les victimes vont être encore plus victimisées ou au contraire, leurs propos seront empreints de dignité. On va éprouver de la compassion, de l’impuissance, éventuellement de la révolte. Se mettre à la place de quelqu’un est difficile, voire impossible. C’est la limite du réalisme de l’information, chacun restant à sa place. La surinformation apportée par les médias à laquelle nous devenons addict « tout savoir tout le temps partout » a davantage un rôle de niveleur que de réveilleur.

Devant ce paradoxe évident de la surinformation et de l’immobilisme, du témoignage et de sa limite, le conte de par son langage métaphorique nous propose une autre piste. Ainsi, au sein du mouvement ATD Quart Monde auquel je collabore depuis 20 ans, toujours en tant que conteuse, nous avons un atelier dont le but est de traduire en langage métaphorique un fait, un thème, un ressenti, apporté par l’un ou l’autre participant. Il ne s’agit pas de poétiser pour l’esthétique mais pour trouver de la force et universaliser notre propos. Les archives d’ATD abondent de paroles de militants(3), certains ayant spontanément recours aux images pour mieux s’exprimer.

Aux yeux des gens que je côtoie, je suis transparente, tel un fantôme qui déambule ici et là. Je lutte pour exister et pour être reconnue. Imaginez-vous que vous n’existiez plus aux yeux des gens ; que vous soyez discriminé car vous avez une différence quelconque et que par ceci, vous ne vous affirmiez pas ou plus, que feriez-vous pour sortir de l’ombre et être reconnu à votre juste valeur ?

Ainsi s’exprime Sonia, militante d’ATD Quart Monde lors de l’Université Populaire de Septembre sur le thème de la discrimination. D’elle-même, elle utilise des métaphores qui font partie du langage courant, être transparent, déambuler comme un fantôme.

Le langage est riche de ces expressions populaires que l’on utilise naturellement parce qu’elles disent mieux que le réel. Etre pétrifié exprime davantage la peur que « j’ai eu peur ». Ne plus toucher terre dit mieux la joie que « j’étais content » ou « ça m’a fait plaisir ». Ainsi Sonia dit mieux son ressenti en parlant de fantôme ou de transparence qu’en nous informant qu’elle subit de la discrimination. Dès lors qu’on utilise la métaphore, le conte n’est pas loin. Il suffit de la scénariser, de la prolonger afin d’en faire un récit.

C’est de cette transparence que je veux témoigner ici, de cette non-existence aux yeux des autres. De nouveau, je fais état d’un autre paradoxe : c’est en s’éloignant du récit réaliste que le protagoniste va prendre de la visibilité. Il ne va pas mentir en ne parlant pas de lui, il va mieux se dire en parlant d’un autre… qui est un peu lui. Voici pour exemple notre dernière création. Le thème du 17 Octobre est donc cette année la discrimination. A l’atelier, nous évoquons une famille qui s’est fait expulser d’un musée pour cause « d’odeur incommodant les autres visiteurs ». Fait divers réel. Notre conte prend pour cadre un musée dans lequel il y aurait une exposition intitulée « Les Misérables ». Chacun des participants choisit un personnage et une scène de discrimination dans un tableau fictif. D’une part, cela permet à chacun de mettre à distance une réalité vécue tout en la mettant sous le feu des projecteurs. Lucien décrit un couple de glaneurs à la fin du marché, ce qu’il fait réellement dans la vie. Par contre, Marie-Françoise ne voudra pas illustrer un écolier qui se fait moquer par les autres élèves parce que « ça lui rappelle trop son enfance ». Elle choisit alors de décrire un adolescent qui se fait rattraper par un gendarme pour avoir volé un pain. Pendant l’élaboration de l’histoire, on éprouve comme n’importe quel artiste, le pouvoir et la liberté jubilatoires de la création. D’autre part, notre objectif de base en utilisant la fiction est de trouver de la force pour soi et de la partager avec le public. Ainsi, dans notre conte, quand la famille se fera expulser, les personnages des tableaux quitteront eux aussi leur cadre et le musée, solidaires des pauvres d’aujourd’hui. On verra même dehors Victor Hugo et Joseph Wresinski en train de manger des pommes offertes par les glaneurs sortis du tableau, dont le cageot ne désemplit pas !
Pour en revenir au début de cet article, on aurait pu partir d’un titre sous forme de statistique :

2 français sur 3 se rendent dans un musée au moins une fois par an.

Puis, on aurait pu passer au fait divers :

Une famille expulsée pour cause d’odeur incommodant les autres visiteurs.

Ensuite, au reportage : on aurait entendu les différents protagonistes. La honte de la famille expulsée qui a d’ailleurs trouvé « normal » qu’on la mette dehors… L’exaspération des visiteurs. La compassion des interviewés d’un micro trottoir.

Mais je suis conteuse ! Je connais le pouvoir du récit métaphorique créé, dit et partagé. On ne trahit pas la réalité. On la dit autrement. On y intègre notre élan vital, notre goût de la vie, notre désir d’un monde meilleur. On est tous dans le musée, on l’arpente ensemble car c’est un musée imaginaire, on y a chacun notre place.

On ne fera peut-être pas la révolution mais comme le colibri dont se moquent les autres animaux car il essaie d’éteindre un incendie dans la jungle en y jetant de l’eau, goutte après goutte, on aura fait notre part pour parler humain. Et attention, quand une personne « invisible » se met à conter, ses paroles tombent sur la terre comme des diamants…

Tiens, ça me rappelle un conte !

Gigi Bigot

1 In La dignité de penser. Editions Les Liens qui Libèrent
2 Fondateur du mouvement Agir Tous pour la Dignité en 1957.
3 Militant : personne en grande pauvreté engagées dans la lutte contre la misère.

NB : cet article est paru dans « La Grande oreille », n°55, en octobre 2013