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Bruno Tardieu : « La parole des plus pauvres s’est libérée »

Présent dans plus de trente pays, ATD Quart Monde demeure assez mal connu en France. Bruno Tardieu, qui fut délégué national de 2006 à 2014, signe un livre sur le mouvement, une analyse de fond rédigée dans un style coulant et clair. A l’occasion de sa sortie le 3 septembre 2015, il a répondu aux questions de Feuille de route.

Pourquoi avoir écrit ce livre maintenant ?

J’ai été très sensible à la demande de François Gèze, le fondateur des Éditons La Découverte, qui souhaitait un livre grand public sur le mouvement. ATD Quart Monde est mal connu dans sa dimension de réflexion.
Il est aussi assez mal considéré dans certains cercles, notamment intellectuels de gauche. Quand j’étais aux États-Unis, j’ai travaillé avec des chercheurs qui étaient très frappés par la radicalité de la pensée de Joseph Wresinski (le fondateur du mouvement en 1957, ndlr). Lorsqu’ils appelaient leurs collègues en France, ils s’entendaient répondre qu’« ATD, ça n’était rien du tout… »

« Un pays cartésien méfiant envers l’action »

Pourquoi cette méfiance ?

Les intellectuels français ont du mal avec la pensée qui est guidée par la pratique. Cela exprime la méfiance d’un pays très cartésien envers ce qui vient de l’action, et celle de l’université envers l’engagement.
Nous avons aussi souvent été rejetés par la gauche comme des gens faisant du caritatif. Nous avons même été parfois catalogués comme des « vendus » refusant de prendre au sérieux la lutte des classes. Or Joseph Wresinski n’était pas un naïf. Il savait très bien ce qu’était la lutte des classes.
En revanche, nous avons été assez vite pris en compte par les politiques qui voyaient bien que ce que l’on faisait fonctionnait.

Vous voulez donc renvoyer une image plus juste d’ATD Quart Monde ?

En effet. Notre combat est parfois considéré comme strictement humanitaire. Or, il possède aussi une dimension beaucoup plus profonde, politique, spirituelle et citoyenne. Mais dès que l’on parle des très pauvres, dans l’imaginaire de nos contemporains, il n’y a rien d’autre à faire qu’à leur donner à manger.

« Nous avons été un peu oubliés »

ATD Quart Monde est tout de même mieux compris aujourd’hui ?

Oui, la preuve : on m’a demandé ce livre. François Gèze a compris la nature du mouvement grâce à ses enfants qui ont participé à des journées du 17 octobre et à l’atelier chant à Paris.
Cela va mieux aussi grâce, notamment, au Croisement des savoirs. Mais cela a mis du temps. Pendant longtemps, nous avons été un peu oubliés. Le terme d’exclusion sociale, par exemple, a été attribué à d’autres avant que l’on reconnaisse enfin qu’il vient de la petite boutique ATD Quart Monde. La notion tout aussi capitale de discrimination pour cause de pauvreté que nous portons est maintenant en train de prendre de l’ampleur.

Vous aviez envie d’écrire ce livre ?

Cela me titillait. Quand j’étais à la délégation nationale, je prenais des notes et j’avais envie de les rassembler. Je m’étais rendu compte que lorsque je témoignais de façon personnelle, cela intéressait les gens.
Je raconte souvent cet épisode : jeune chercheur, j’ai eu l’occasion, un jour, de jouer aux échecs avec un gamin en situation de grande pauvreté. Et il m’a battu. On doit rapporter ces expériences que l’on fait au sein du mouvement, cela libère des a priori. ATD Quart Monde est l’un des rares terrains où l’on peut se rencontrer un peu.

Vous êtes sévère avec le caritatif : pourquoi ?

Le malheur est que la générosité réelle des uns, quand elle est mal informée, fait du tort aux autres, sans que personne ne le veuille.
Dans un numéro de Feuille de route consacré à l’urgence caritative, une femme de Noisy-le-Grand a livré un très beau témoignage : un jour, aux Restos du cœur, elle a reconnu parmi les bénévoles l’enseignante de ses enfants. Elle dit qu’elle aurait alors préféré passer sous un camion…

« A terme, un geste empoisonné »

Au bout du compte, ces actes qui se veulent généreux ne sont ni dans la réciprocité ni dans l’égalité. La plupart des gens qui donnent finissent par se sentir supérieurs. A terme, c’est un geste empoisonné. Cela devient violent pour les personnes pauvres, violent aussi pour les autres, fourvoyées dans un type de relations qui ne permet pas de s’apprécier mutuellement.
Joseph Wresinski avait déjà secoué les choses. Il a osé dire qu’il ne supportait pas d’aller chercher la soupe chez les sœurs. Les personnes pauvres ont été super soulagées car elles n’osaient pas le dire.
Cela me tient à coeur d’arriver à remobiliser les énergies autrement qu’à la manière de ma grand-mère – « les pauvres, c’est un ventre à nourrir, ils n’ont pas besoin de culture, d’art »…

« Un langage plus citoyen »

Il y a la crise et la grande pauvreté s’aggrave. N’est-ce pas décourageant ?

Oui et non. J’espère que l’on n’a donné à personne l’illusion que l’on pouvait par nous-mêmes faire reculer les forces énormes qui créent la misère. Mais notre résistance n’est plus marginale. Une dissonance est entendue.
La notion d’exclusion sociale, par exemple, est plus profonde que la notion de manque. Les gens sentent qu’en mettant de côté toujours plus de personnes précaires, on va dans le mur. Le fait d’exprimer cette égalité avec des choses comme la CMU (Couverture maladie universelle) ou l’école, cela réveille une espérance chez tout le monde.
Nous avons un langage plus citoyen aujourd’hui qui s’adresse à tous. C’est comme le racisme : il faut lutter en chacun de nous. Pendant longtemps, nous avons été perçus comme étant contre les profs et contre les travailleurs sociaux, car on disait la souffrance vécue par les exclus. Il fallait passer par là. La parole ne s’est pas libérée sans grincements de dents.
Cela ne renverse pas la vapeur. Mais c’est utile. Cela fait exister une question. Tout ce que j’espère, c’est que cette petite liberté de parole que les plus pauvres ont acquise avec Joseph Wresinski, pourra continuer avec notre mouvement.

« Des générations de silence se soulèvent »

Concrètement, qu’avez-vous changé ?

Des choses progressent dans la pensée et cela se traduit concrètement. Une première génération, puis une deuxième génération savent que leurs parents n’étaient pas des moins que rien – ce qu’on leur avait toujours répété. La génération actuelle se sait des combattants. Il y a une transmission, une conscience. Savoir que ses parents étaient des combattants, cela change bien des choses. Aujourd’hui les gens se défendent eux-mêmes.

Mais les plus pauvres continuent d’être les premières victimes de la crise ?

Oui. Mais maintenant vous le savez, alors qu’avant vous ne le saviez pas. Ils le disent. Depuis des générations, les plus pauvres étaient enfermés dans le silence. Or s’ils ne disent pas jusqu’où va la violence sociale, cela ne s’arrêtera pas.
Des générations de silence sont en train de se soulever. La violence continue, mais elle passe un peu moins inaperçue. Avec ATD Quart Monde, 100 000 personnes dans la grande pauvreté ne se laissent plus marcher sur les pieds à travers le monde. Et environ 350 volontaires permanents et quelques dizaines de milliers d’alliés ont rejoint le combat.
Il y a du progrès, davantage de liberté de parole et l’on dénonce les préjugés. Alors que beaucoup sont démoralisés et ne voient plus comment arrêter les forces folles, nous marquons des points.

« Des phrases qui font taire »

Vous avez parlé d’un rôle politique d’ATD Quart Monde : quel est-il ?

C’est déjà que les gens ne soient pas seuls face aux questions politiques. Il y a très peu d’espace pour vivre le politique – avant, il y avait le Parti communiste, des courants proches de l’Église… Aujourd’hui seuls devant leurs télés, les gens ont peur et ne se parlent pas.
ATD Quart Monde doit d’abord être un espace où ils osent se parler et évoquer ce qui leur fait peur. L’espace de cette rencontre, c’est la reconstruction du politique par le bas.
Nous ne donnerons jamais de consignes de vote, mais nous soulevons des questions pour que les gens se confrontent. Il faut que la politique redevienne un espace de discussions et non une compétition. La démocratie fait sens si les gens réfléchissent ensemble.
Mais il y a des phrases qui font taire, comme celle proférée un jour par un ministre : « l’assistance est un cancer ». Il faut batailler pour que l’espace de parole reste ouvert et ne soit pas miné par l’humiliation.

Vous arrivez à être cet espace de débats ?

Avec les Universités populaires Quart Monde, nous sommes cet espace. Je me souviens d’une UP avant la présidentielle de 2012. Un petit groupe de participants avait découvert, grâce aux travaux de Thomas Piketty, qu’ils payaient des impôts indirects alors qu’on leur disait toujours : « vous ne payez pas d’impôts, vous êtes des profiteurs ». Ils étaient fiers de l’apprendre : «On veut voter pour savoir ce qu’on fait de notre argent »…. L’élu qui était présent n’a rien compris. «On va vous supprimer ça ! », disait-il.
La participation citoyenne est souvent élitiste et concerne des personnes diplômées à bac plus 5. On doit travailler afin qu’elle concerne davantage de monde, sinon cela restera bidon. A ATD Quart Monde, on amène à voter des personnes vivant dans la pauvreté et on pousse d’autres qui ne sont pas non pauvres à réfléchir autrement aux enjeux.

« Nous réveillons les gens »

Comment qualifier ATD Quart Monde: un mouvement humaniste, citoyen, chrétien… ?

C’est un mouvement des droits de l’homme, à la fois politique, citoyen et intérieur. Je ne pense pas qu’il faille le définir comme chrétien. Notre fondateur Joseph Wresinski était catholique. Mais parmi les toutes premières co-fondatrices, il y avait de tout – protestants, juifs, athées-bouffeurs de curés….
Nous sommes très spirituels. Nous réveillons les gens : nous disons que nous avons des aspirations, que nous ne sommes pas seulement des êtres économiques et des êtres de pouvoir. Le mouvement est profondément humaniste et humain. Il ne craint pas de toucher l’intérieur des gens, de parler de sentiments d’infériorité, de supériorité.

La relève est assurée ?

Oui, au vue de la qualité et du nombre de gens qui arrivent. De nouvelles générations de personnes très pauvres nous rejoignent ainsi que des jeunes volontaires.
Ces jeunes sont souvent moins idéologiques que leurs aînés. Ils croient davantage dans la vérité de la rencontre, sans dominants ni dominés. Ce pour quoi ATD Quart Monde est désormais reconnu.

Recueilli par Véronique Soulé

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