Bibliographie
Accueil / Bibliographie / Pierre d’homme / EXTRAIT
Pierre d’homme / EXTRAIT
Description
“Le seul homme qui représentait un père”
Réfugié avec sa mère allemande dans la France de l’après-guerre, Bernard Jährling a 14 ans en 1955, quand on le dépose avec les siens au “camp des sans-logis” de Noisy-le-Grand près de Paris.”À mes yeux, le seul homme qui représentait un père, c’est notre aumônier. C’est peut-être pour cette raison qu’un dimanche, bien avant la construction du foyer, j’ai voulu aller à l’église. Je me demandais si les Chrétiens en ville ressemblaient à ceux du village de mon enfance. […]
Quand je suis entré, au début de la messe, je me suis avancé dans l’allée pour m’asseoir. Tout de suite, j’ai senti que les gens me lorgnaient d’un air bizarre.
Pourquoi ils me regardent comme ça ? Je les dérange ? On dirait que quelque chose les gêne dans ma tenue. Pourtant je ne suis pas sale. Qu’est-ce que j’ai ? La braguette ouverte ?
On est comme ça, chez nous : quelqu’un qui te regarde, tout de suite, tu te sens rejeté. Tu sens leurs yeux sur toi. Tu rentres dans un lieu, tu vois les gens qui se retournent, curieux, froids, méprisants. Leurs têtes qui se retournent quand tes yeux croisent les leurs. […]
Tout au long de la route, j’ai marché comme un automate, je parlais tout seul. […] Le rejet de ces gens m’avait mis H.S., hors service, aspergé de haine.
L’après-midi, je suis allé chez le père Joseph. Dimanche ou pas, il fallait que je le voie. Il m’a pris tout de suite. C’était mon premier vrai dialogue avec lui en tête à tête.
_ – Alors, vieux frère? Qu’est-ce qui t’amène?
_ – Je suis pas bien dans moi. […] Tout à l’heure, j’ai voulu aller à l’église. J’y vais presque jamais, mais depuis que vous êtes là, je me pose des questions sur la religion, tout ça.
_ – Et alors ?
_ – Et alors, dès que je suis rentré, leurs yeux…
_ – Quoi, leurs yeux ?
_ – Ils m’ont cassé.
_ – Comment ça ?
_ – Vous savez, quand on sort du camp, la plupart du temps, on nous considère comme des machins morts, des cafards juste bons à écraser. Mais je n’aurais jamais pensé ressentir ça en entrant dans une église
Son front se plisse.
_ – Pourquoi tu dis ça ?
_ – Comment voulez-vous que je croie en quelque chose avec des gens qui vous regardent comme ça ?
Mi-impatient, mi-souriant, il me taquine:
_ – Ils ont osé te regarder de travers ! Et tu ne les as pas attendus à la sortie ?
Il voit que ça ne me fait pas rire. Son sourire s’efface.
_ – Écoute, tu t’es peut-être senti mal regardé, mais c’est certainement pas ce qu’ils ont voulu. […] C’est parce qu’ils te voient différent d’eux… Justement, c’est peut-être grâce à eux, que tu pourras changer un jour.
_ – Ça m’étonnerait…
_ – Si ! Si ! Tu changeras et ils changeront.
_ – Mais non! Même à leurs propres enfants, ils disent de ne pas nous fréquenter… […]
_ – Je sais, vieux frère, Tu n’es pas le premier à venir me parler de ça. J’ai de la peine pour toi et les tiens…
Soudain, il se lève, si brusquement que sa chaise se renverse derrière lui. Et il martèle du poing son bureau :
_ – Mais il faut aller vers eux ! Cogner à leurs portes ! Leur faire comprendre que tu n’es pas le seul !Que vous êtes tout un peuple !
_ – Écoute, comme beaucoup le demandent, nous allons construire une chapelle. Les gens d’ici ont droit à un lieu où ils se sentent respectés pour vivre leur foi. Toi, si tu veux, avec les autres, tu pourras participer à sa construction.
Sur mon coeur gelé, il avait mis un peu de baume. Dans ses paroles, le mot “pardon” qu’il n’avait pas prononcé résonnait en moi. Ça n’avait pas empêché la réalité de reprendre le dessus.