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Bernadette Cornuau, une femme engagée. Interview de Jean-Michel Defromont

Au crépuscule de sa vie, celle qui consacra sa vie à ATD Quart Monde s’est confiée dans un livre à Jean-Michel Defromont. Pour que «ça serve» aux générations futures.

Comment est né ce livre ?

Cinq ans avant son décès, − je venais de terminer «Le Secret de l’espérance» avec Geneviève de Gaulle et «Pierre d’homme» avec Bernard Järhling −, j’ai proposé à Bernadette d’écrire avec elle le récit de sa vie. Mais elle m’a répondu que ce n’était pas le moment, qu’elle devait d’abord trier ses archives. Anne-Claire Brand l’a aidée à cela, l’interviewant sur les moments clés de son parcours de volontaire. Puis, fin 2009, Eugen Brand (alors délégué général d’ATD Quart Monde International), m’a relancé. Je suis alors retourné la voir. Et elle a dit oui, dans le genre Bernadette – «c’est parce que vous insistez mais moi je ne me vois pas faire un livre avec ça, plutôt quelque chose d’interne à Baillet (1)».

Pourquoi s’est-elle laissé convaincre ?

Je crois qu’elle voulait laisser quelque chose pour sa famille, pour les jeunes. Elle avait peu parlé d’elle-même, toujours très effacée, surtout en public où elle mettait les autres en avant. Or elle voyait le bout de sa vie arriver.

Ce qui frappait alors le plus chez elle ?

Une très grande droiture, une bienveillance, mais avec de l’exigence. Les dernières années, Bernadette ne pouvait plus bouger de son lit. Les gens faisaient la queue pour venir la voir. Elle écoutait, fermant les yeux. Et elle te faisait envisager la situation d’une manière toute autre, incroyablement libératrice.

C’était une militante très radicale ?

Oui. Comme elle le dit avec une grande honnêteté, elle est devenue beaucoup plus sereine et tolérante à la fin de sa vie, ce qui ne l’empêchait pas de rester exigeante. Jeune, tout en respectant les autres, elle était plutôt du genre à ne transiger sur rien …

J’étais dans l’équipe de Noisy-le-Grand avec elle. Si un dimanche après-midi, il n’y avait personne pour l’animation auprès des enfants de la cité, nous nous réunissions et il fallait qu’à la fin, il y ait un tour de permanence. Or certains avaient des familles, on aurait voulu être avec nos enfants – à cette époque, je n’étais jamais chez moi le soir. Mais Bernadette ne transigeait pas : on n’allait pas laisser les gens dans la cité sans personne pour les enfants. Sur le fond, elle n’avait pas tort, il fallait voir la cité un dimanche de pluie…

Elle pouvait dire aussi leurs quatre vérités aux gens. Mais elle n’avait pas les colères du père Joseph (Wresinski, fondateur d’ATD en 1957). Elle pouvait même s’accrocher avec lui devant tout le monde si elle estimait qu’il allait trop loin. Peu de gens osaient faire ça.

Quels étaient ses rapports avec Geneviève de Gaulle ?

Elles étaient très proches. Souvent, c’était Bernadette qui allait chercher Geneviève à Paris pour l’amener en voiture à Noisy, en particulier lors des rencontres avec le sous-préfet et avec les partenaires concernés par la cité. Elles n’étaient pas du même monde, mais elles étaient de la même trempe, des femmes cristallines, du verre pur et sans défaut qui sonne quand tu tapes dessus.

Elle avait des regrets, comme ne pas s’être assez occupée de sa mère à la fin de sa vie…

Lorsqu’il a lu cela après sa mort, son neveu a dit que c’était incroyable, qu’elle avait au contraire beaucoup fait, allant même au-delà de ses forces. Elle regrettait aussi de ne pas avoir consacré assez de temps à sa sœur jumelle et à son neveu. Cette honnêteté, cela va soulager énormément de gens, notamment les jeunes célibataires qui s’interdisent de privilégier leurs familles à certains moments. Ils vont comprendre que c’est tout à fait légitime et qu’ils doivent le faire au risque sinon de le regretter, alors qu’ils avaient peut-être jusqu’ici l’impression de trahir.

Il y a encore des gens aussi engagés ?

Oui il y en a, des volontaires « à fond dedans » comme on dit, qui vont «là où personne ne va» dans des lieux de misère, parfois de violence extrême, rejoindre des familles aux conditions de vie intolérables. Ces familles-là sont les premières résistantes. C’est pourquoi Bernadette a voulu dédier ce livre à tous ceux engagés à plein. Elle respectait toute forme d’engagement pourvu qu’il soit honnête et radical. Son moteur, c’était l’humain déprécié, déconsidéré.

Elle pensait aux générations futures ?

Oui. A la fin de sa vie, Bernadette disait que ce qui la faisait vivre, c’était de «voir des jeunes s’engager comme nous quand on était jeunes ».

Propos recueillis par Véronique Soulé
Extraits

«Fin d’hiver 1957, sur un chemin d’ornières, au bout d’une rue abandonnée par le bitume.
Depuis le temps qu’elle avait entendu parler de ce camp dans lequel des familles avaient échoué par centaines, Bernadette a fini par prendre son Solex depuis Vincennes, la maison qu’elle habitait alors avec sa mère, jusqu’à cette terre désolée, à l’écart de Noisy-le-Grand. Maintenant elle les voit, ces drôles de baraques aux toits arrondis alignées dans les flaques, mais ce n’est pas ce qui retient son regard. Dans la pâleur grise d’un temps sans heure, elle remarque un petit gars, tout seul sur un monticule. (…)
Quand les yeux de l’enfant accrochent ses chaussures, il lève la tête, s’arrête un instant puis, comme s’il avait attendu qu’elle soit attentive de tout son être, il prononce d’un trait distinctement ces mots : «Papa a cassé tout dans la maison cette nuit». Il s’arrête, puis reprend : «Maman, elle a pleuré». Et cette fois il se tait.
Interdite, Bernadette s’incline à hauteur de l’enfant et attend une suite (…) Elle l’écoute encore, comme si le sens de ses paroles lui était évident et, quand il se tait à nouveau, elle demande :
– Tu t’appelles comment ?
– Gérard ».
«J’ai cherché si c’était vrai», page 13.

(1) Baillet-en-France où se trouve le Centre International d’archives Joseph Wresinski.