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Avec une personne sans abri à Paris : un système inhumain

Xavier Godinot, volontaire permanent d’ATD Quart Monde, rentrant  de Londres, a croisé un soir la route d’une personne sans domicile près de la gare du Nord. Appels au 115 pour un hébergement d’urgence, au SAMU, aux pompiers… Il s’est heurté à un système saturé devenu inhumain où chacun se renvoie la balle. Voici son récit.

Mercredi 7 février 2018 vers 23 heures. Je reviens d’une journée de travail à Londres et je lis dans le train le Rapport 2017 de l’ONU sur les Objectifs de Développement Durable. J’y vois que le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté, qui vivent avec moins de 1,90 dollar par personne et par jour, aurait baissé significativement de 28 % de la population mondiale en 1999 à 11 % en 2013.

Mon épouse me téléphone que je vais avoir les plus grandes difficultés à rejoindre notre domicile en banlieue nord-ouest de Paris car il a beaucoup neigé en France. Maintenant il gèle et les transports routiers et ferroviaires sont fortement perturbés. Comme je dois revenir le lendemain à Paris pour une autre réunion, nous décidons que je réserve une chambre dans un petit hôtel proche de la gare du Nord.

Bouche de chaleur

Je sors de la garde du Nord vers 23 heures 30 et me dirige vers la rue Lafayette. En passant devant le restaurant Mac Donald qui fait face à la gare du Nord, je vois un pauvre homme dépenaillé, affalé sur une bouche de chaleur, avec à ses côtés une petite valise à roulettes noire, un sac de courses accroché à la valise et un sac de couchage rouge enveloppé dans un sac en plastique transparent.

L’homme est tantôt à genoux, tantôt allongé, il semble en grande souffrance mais il est comme totalement invisible aux nombreuses personnes qui passent à côté de lui sans le regarder. Je continue mon chemin, mal à l’aise, tirant ma valise et portant mon sac. Arrivé au feu tricolore de l’avenue Magenta, je décide de rebrousser chemin et d’aller voir cet homme. Je n’ai pas de rendez-vous et je peux me coucher un peu plus tard.

Je m’approche de l’homme, à qui je ne sais pas donner d’âge. Il a les cheveux en bataille, des vêtements mal ajustés et pas très propres. Il est tantôt prostré contre la grille de la bouche de chaleur, tantôt agité. Il marmonne des mots souvent incompréhensibles. Ni revendicatif ni agressif, il exprime son mal-être et sa souffrance. Il n’a aucune cannette ou bouteille de vin à côté de lui. Il fait très froid dehors et je me dis que cet homme en souffrance est aussi en danger. Je parle un peu avec lui et lui propose de lui payer une boisson chaude.

Il est à moitié assis par terre pendant que nous parlons et un homme qui passe par là s’arrête pour lui donner des coups de pieds. Il me dit : ‘il ne faut pas l’encourager’. Je le regarde et lui demande d’arrêter. Nous nous fixons un instant l’un l’autre et il s’en va.

Violence gratuite

Je le savais, mais je reste effaré par la violence gratuite que génère la misère chez certains passants. C’est le calvaire de l’homme miséreux, dont la souffrance est non seulement ignorée, mais totalement niée. Il y a quelques années, on a vu à Paris des personnes sans abri arrosées d’essence et brûlées vives par des criminels.

J’aide l’homme à se lever, il ne tient pas bien debout et marche très difficilement. Je lui demande de s’appuyer sur mon épaule et nous allons cahin-caha au MacDo. Je tire ses bagages et les miens. Arrivé au MacDo, il s’installe à une table. Je dispose tous les bagages et je vais faire la queue pour acheter une boisson chaude tout en appelant le 115 pour obtenir un hébergement d’urgence.

Au premier appel du 115, une voix me répond que toutes les lignes sont occupées et que je dois rappeler ultérieurement. Après avoir fait un peu la queue, j’arrive devant le comptoir du MacDo et demande au serveur un chocolat bien chaud. Il me répond que le restaurant va fermer dans 20 minutes et ne sert plus de boissons chaudes.

Je vais dire cela à mon compagnon d’infortune et lui demande ce qu’il veut boire. Il me demande un Pepsi et une bouteille d’eau. Je refais la queue et demande au serveur ce qu’il a de chaud : des frites. Je commande un Coca, une bouteille d’eau et un grand cornet de frites que j’apporte à mon compagnon. Il mangera toutes les frites de bon appétit, ce qui me laisse penser qu’il a faim. Je m’aperçois qu’il verse par intermittence le contenu de la bouteille d’eau sur sa main gauche, qui semble enflée et douloureuse. Il boit aussi tout le Coca, jusqu’aux glaçons au fond du gobelet.

Hébergements saturés

Je rappelle le 115, permanence d’accueil et d’orientation pour l’hébergement d’urgence. On me dit de rester en ligne, que la durée d’attente sera d’environ six minutes. J’ai de la chance car le 115 à Paris reçoit 6000 appels par jour dont 1500 seulement sont décrochés (1). Je reste en ligne et j’attends.

Puis une opératrice qui me semble assez jeune me demande le motif de mon appel. J’explique. Elle me demande de lui passer la personne que j’accompagne. Comme toujours au 115, elle lui demande son nom et son adresse de naissance. J’apprends ainsi qu’il s’appelle Romain K., né le 8 octobre 1960. Elle parle un peu avec lui et lui demande de me repasser le téléphone.

Elle me dit que ce monsieur est en invalidité et les a contactés pour la dernière fois il y a six ans. Je lui explique qu’il semble vraiment en souffrance, qu’il marche mal et je demande qu’on envoie un véhicule pour le mettre à l’abri. Elle me répond qu’elle ne veut pas envoyer « une maraude » devant la garde du Nord, car il y a trop de sans-abris et que les hébergements sont saturés. Elle me demande de me rendre au carrefour de la rue de Compiègne et du boulevard Magenta et d’attendre là avec Monsieur K.

Froid glacial

Je lui dis qu’il marche très mal et insiste pour que la maraude vienne devant le MacDo. Elle ne veut pas et me dit d’aller à l’endroit qu’elle m’a indiqué, où il faudra attendre la maraude une bonne heure. Il est environ 11 heures 55. Je lui dis que le MacDo ferme à minuit et que nous allons nous retrouver à attendre dans un froid glacial. Elle me suggère d’aller attendre dans la gare.

Un homme dans le MacDo me suggère d’appeler le SAMU, vu l’état de M. K. J’appelle donc le 15 et j’ai rapidement un homme en ligne. Il me demande ce qui se passe. Je lui explique. Il me dit que ce monsieur a besoin d’un hébergement, pas de l’hôpital, et que je dois appeler le 115. Je réponds qu’il est en très mauvais état de santé. Il me demande s’il veut aller à l’hôpital.

Je lui passe M. K. et je ne comprends pas très bien ce qu’ils se disent. M. K. me repasse le téléphone et l’interlocuteur du 15 me dit de me rendre à pieds avec lui à l’hôpital Lariboisière, à quelques centaines de mètres. J’explique que M. K. marche très difficilement. Il me dit qu’il ne peut pas envoyer une équipe du SAMU alors qu’un hôpital est si proche et il s’en tient là.

Le MacDo ferme et nous sommes obligés de sortir. M. K. s’appuie sur mon épaule, tandis que je tire les deux valises et porte les sacs. Nous avançons très lentement. Je lui propose de l’emmener à l’hôpital Lariboisière. Il me dit que cela ne l’intéresse pas – je suppose qu’il a déjà fait l’expérience d’être reçu là-bas – et il retourne se poster sur la bouche de chaleur qu’il a quittée il y a une demie-heure. A nouveau, je le vois s’allonger sur le dos ou sur le ventre, très fatigué, s’agenouiller, recommencer à se verser de l’eau sur la main gauche.

« Nous essayons d’être humains »

Il n’y a plus grand-monde dans les rues, mais je remarque un homme et une femme âgés d’une cinquantaine d’années, chaudement habillés, qui veillent chacun sur une personne sans abri beaucoup plus jeune. L’homme porte un parka et des cheveux assez longs qui descendent sur son col. La femme, beaucoup plus petite, porte un bonnet de couleur blanc cassé.

Je leur demande s’ils font partie d’une association. La femme me répond : « Non, nous habitons le quartier et nous essayons d’être humains ». Tous deux ont appelé le 115 et attendent la camionnette avec leurs protégés. Ils ont également demandé un interprète car ils ne comprennent pas ce que leur disent les deux hommes sur lesquels ils veillent.

Voyant combien M. K. semble mal, l’homme me dit que je devrais rappeler le SAMU. Ce que je fais. Je rappelle donc le 15 et j’explique à nouveau la situation. Mon interlocuteur me répond qu’il ne va pas envoyer le SAMU pour un homme sans-abri qu’il faudra déposer dans un hôpital déjà débordé de personnes dans la même situation et qui n’ont pas besoin de soins, mais d’hébergement. Toutes les structures d’urgence sont engorgées, me dit-il. Je lui dis qu’il y a danger pour M. K. et j’insiste lourdement. De guerre lasse, mon interlocuteur me dit qu’il envoie les pompiers.

Après un bon moment, je vois arriver un grand camion de pompiers avec échelle qui roule toutes sirènes hurlantes. Je traverse la rue et lui fais de grands signes pour qu’il s’arrête. Il continue sans s’arrêter et je comprends qu’il y a un incendie un peu plus loin. Un deuxième camion passe aussi sans s’arrêter, puis nettement plus tard, une camionnette avec trois ou quatre pompiers à l’avant. Je fais signe, la camionnette s’arrête, la fenêtre s’ouvre, et je commence à discuter avec l’un des pompiers. Je suis rejoint par l’homme aux cheveux longs.

Cercle vicieux

Le pompier me dit qu’ils sont déjà passés voir cet homme l’après-midi, qu’il est alcoolisé et qu’ils ne peuvent rien faire pour lui. Mon compagnon aux cheveux longs argumente : « c’est un cercle vicieux. S’il reste à la rue, il va boire pour se réchauffer et oublier.»

Le pompier ne se laisse pas convaincre et mon compagnon avance : « avec le froid qu’il fait, il y a un risque vital. » Je vois qu’il a su trouver les bons mots, ‘risque vital’, face auquel les pompiers ne peuvent rester sans rien faire. « D’accord, dit le pompier, je vais examiner à nouveau cet homme.»

La camionnette tourne et vient se poster à côté de la bouche de chaleur où se trouve M. K. Trois pompiers descendent, l’un met ses gants en caoutchouc très fin et prend la température de M. K. avec un thermomètre spécial qu’il sort de sa poche. « 37, 2° », nous dit-il. « C’est une température tout à fait normale, ce monsieur n’est pas en hypothermie. Je n’ai donc aucun prétexte pour le faire hospitaliser et je ne peux rien faire pour lui. »

Suit une discussion entre les pompiers et nous deux, l’homme aux cheveux longs et moi-même. Les pompiers nous disent que leur décision peut sembler cruelle, mais que toutes les structures d’hébergement sont engorgées, que ce monsieur n’a pas besoin de l’hôpital mais d’un hébergement.

A la réflexion, cela me semble très discutable car M. K. n’a eu aucun examen médical digne de ce nom. L’interlocutrice du 115 m’a dit qu’il est invalide. Tout son corps témoigne d’un mal-être et d’une souffrance qui crèvent les yeux. Sa main gauche lui fait mal. Les pompiers auraient pu faire un examen médical plus approfondi dans leur camionnette, qui est faite pour cela. Mais ils nous disent que ce n’est pas leur job de s’occuper des sans-abri et ils qu’il nous faut appeler le 115. Mon compagnon aux cheveux longs leur dit qu’il a déjà appelé le 115 et qu’il attend la camionnette.

Services débordés

Il est 1 heure 15 du matin. Cela fait un peu moins de 2 heures que je suis avec M. K. Les services médicaux et sociaux sont débordés et se renvoient la balle. Je reste aux côtés de M. K. qui est à nouveau à genoux, la tête et la main gauche posées sur la grille de la bouche de chaleur. Je pose ma main sur son épaule que je caresse doucement, pour qu’il se sente moins seul et abandonné.

A un moment, il se redresse et fouille dans ses poches dont il retire des liasses de papiers. Ses gestes sont maladroits, engourdis et je crains qu’il laisse tomber ses papiers entre les barreaux de la grille et les perde. Mais il les remet dans sa poche.

Je discute un moment avec l’homme aux cheveux longs et la femme au bonnet. Nos interlocuteurs du 115 nous ont dit qu’ils craignent de venir devant la garde du Nord à cause du trop grand nombre de sans-abri qui s’y trouvent. Mais n’est ce pas justement le rôle des ‘maraudes’ de trouver un hébergement pour les personnes sans-abri, surtout par grand froid ?

De plus, les rues sont presque vides et nous ne comptons que trois personnes dans cette situation, que nous cherchons à faire héberger. Nous nous disons qu’il est quand même incroyable que dans un pays aussi riche que la France, il soit aussi difficile de mettre à l’abri des gens à la rue.

Mes compagnons me disent qu’ils attendront la camionnette du 115 jusqu’à ce qu’elle arrive et que je peux reprendre ma liberté si je le souhaite. Je les remercie et m’assure qu’ils vont bien veiller à ce que M. K. soit hébergé. Puis je leur dis que je vais rejoindre ma chambre d’hôtel à quelques centaines de mètres, de peur qu’elle ne soit occupée si je me présente trop tard. Avant de partir, je les embrasse, car une fraternité fugace mais réelle s’est créée entre nous, compagnons nocturnes du refus de l’intolérable.

Statistiques déconnectées

De retour à la maison le lendemain, je vais m’enquérir sur la base de données de la Banque Mondiale du taux d’extrême pauvreté en France selon la définition retenue dans le premier Objectif de Développement Durable, c’est-à-dire la proportion des habitants qui vivaient avec moins de 1,90 dollar par personne et par jour en 2013, dernière année pour laquelle des chiffres sont disponibles.

Sans surprise, je découvre que cette proportion est de 0% en France, mais aussi en Allemagne, aux Pays-Bas et au Japon. Bien mieux, cette proportion est également de 0% en Pologne, en Roumanie, en Slovénie, dans la fédération de Russie et en Thaïlande ! Affirmer par des statistiques déconnectées de toute réalité que l’extrême pauvreté n’existe plus dans tous ces pays est non seulement scandaleux, mais grotesque. Et pourtant cette supercherie perdure depuis des années.

Une fois encore, la souffrance de tous ceux qui endurent l’extrême pauvreté dans ces pays est niée par des statistiques internationales qui les rendent totalement invisibles et permettent à l’Organisation des Nations Unies, à la Banque Mondiale et aux autres institutions internationales d’affirmer que l’extrême pauvreté ne cesse de diminuer dans le monde.

 

1 Chiffres donnés par Eric Pliez, président du Samu social.

Crédit photo : Gare du nord à Paris @Alessandro Capurso