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De la rue au musée du Louvre

En 1992, Robert Le Bihan n’a plus de travail depuis longtemps. Il est seul, alcoolique, il vit dans la rue et n’attend plus grand-chose de la vie. Il a 41 ans. Presque vingt ans plus tard, mince et droit, en jean et veste noire, son allure est celle d’un jeune homme. Difficile, à le voir et l’entendre, d’imaginer le même homme au fond du trou.

Pour nous voir, il a choisi un lundi. Son jour de congé, un jour sans Joconde. Après des décennies de galère, Robert Le Bihan a désormais un contrat à durée indéterminée, qui lui rapporte un salaire décent : il est agent de nettoyage au musée du Louvre. « Si l’on m’avait dit que je garderais le même emploi pendant 14 ans ! », commente-t-il, un brin rêveur. Un emploi stable, un petit deux-pièces près de la porte de Bagnolet… Et même une famille. Et rien de tout cela, sans doute, n’aurait été possible si son chemin n’avait croisé celui d’Isabelle. Sa bonne étoile.

Robert Le Bihan espère bien poursuivre son engagement avec ATD Quart Monde. « Notre parole compte aussi », dit-il (ph. JC Sarrot).
Robert Le Bihan espère bien poursuivre son engagement avec ATD Quart Monde. « Notre parole compte aussi », dit-il (ph. JC Sarrot).

« Si je ne l’avais pas rencontrée, je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui… Je ne sais même pas si je serais encore vivant ! », affirme-t-il. À cette époque, Robert boit beaucoup. En 1992, en fin de droits, il pointe à l’ANPE. Quelqu’un le met en relation avec une association d’insertion. À la jeune femme qui l’interroge, il répond : « Je ne suis pas capable de travailler. Ce qu’il faut, c’est que j’arrête de boire ».

« Je n’avais pas du tout l’intention d’arrêter, je voulais juste qu’on me fiche la paix ! », sourit-il aujourd’hui. Sauf qu’Isabelle – puisque c’est elle – le prend au mot, et obtient qu’il soit hospitalisé. Il est à bout de force, il se laisse faire. Mais il n’y croit pas. Pas encore. « Sauf que cette femme ne s’est pas arrêtée là ! Elle est venue me voir à l’hôpital, elle m’a parlé… Elle m’a ouvert les yeux ». Isabelle ne le lâche pas, lui trouve une post-cure à l’Armée du Salut. Il y passe six mois. Une épreuve, durant laquelle il ne touche pas une goutte d’alcool. Depuis, il n’a plus jamais replongé. Et il n’a cessé de remonter la pente, lui dont la vie, jusqu’alors, n’avait été qu’une succession de dégringolades.

Les difficultés commencent dès l’enfance à Quimper, sa ville natale. Sa mère meurt d’un cancer quand il a 11 ans ; son père quelques années plus tard, d’une congestion. De sa jeunesse bretonne qu’il partage avec deux sœurs, Robert garde surtout le souvenir de la nature. De la rivière de l’Odet, où il aime braconner la truite. Mais très vite, après l’école arrêtée à 14 ans, il sent qu’il faut partir. Que la vie, ailleurs, ne peut pas être pire.

Ce sera Reims, où il restera 12 ans. Il travaille tout d’abord dans une scierie, comme manœuvre, mais l’entreprise fait faillite. Nouvel emploi chez Arthur Martin, nouvelle malchance : le contrat passé avec l’Algérie est rompu, il est licencié. « Je suis encore resté presque deux ans à Reims, à la rue. J’étais avec une copine, on dormait le long d’un canal ». Un jour, sur un coup de tête, Robert décide de monter à Paris. On est en 1986. Les années les plus dures commencent.

« Le pire, c’étaient les Bleus de Nanterre », se souvient-il. Les « Bleus » : la brigade d’assistance aux personnes sans-abri (Bapsa), chargée de conduire les SDF au Centre d’hébergement et d’accueil de Nanterre. Les Bleus… Rien que d’y penser, son regard s’obscurcit. Et c’est le sujet dont il parle le plus volontiers quand il participe aux ateliers sur la violence faite aux pauvres organisés par ATD Quart Monde (1).

Car les rencontres ne se sont pas arrêtées avec Isabelle. Quelques années plus tard, alors qu’il est encore dans la rue, Robert fait la connaissance de Marie-Christine. Cette volontaire d’ATD Quart Monde vient régulièrement au centre Emmanuel, à Belleville, passer un moment avec les sans-abri qui y sont accueillis. À force de persuasion, elle finira par le convaincre de venir à l’Université Populaire Quart Monde (2). Il y milite depuis 15 ans. Et espère bien continuer à participer à l’atelier sur la violence, à y apporter son témoignage car « cela montre que notre parole compte aussi ».

À condition, bien sûr, que ses horaires de travail le lui permettent : 16h30-23h30 tous les jours – sauf le lundi – dans l’aile Denon du Musée du Louvre. « Il y a des gens qui me disent : « Vous en avez de la chance, de travailler dans un endroit comme ça ! » Moi, après 14 ans, je ne les regarde plus beaucoup, les tableaux. Mais c’est vrai que c’est beau ! », sourit-il. Moins beau, pourtant, que le coup de téléphone reçu en 2000 de sa nièce Sophie, alors qu’il avait depuis longtemps coupé les ponts avec ses sœurs.

Depuis, le loup solitaire a retrouvé une famille : Sophie, mais aussi son autre nièce, Virginie. Elle habite dans le Lot, elle a deux filles, et Robert descend les voir dès qu’il le peut. Et lui qui dit aimer la mer, la campagne et la montagne mais pas la ville, se prend parfois à rêver. Prendre sa retraite là-bas, dans le Lot ? « Peut-être, oui. C’est un projet».

Catherine Vincent