
« Distribuer n’est pas agir contre la pauvreté… »
Entretien avec Bruno Tardieu, délégué national d’ATD Quart Monde France.
Les aides d’urgence se multiplient. Peut-on se passer de cette « assistance à personne en danger » ?
Non. Ce geste est éminemment humain et citoyen. De nombreux citoyens offrent un hébergement temporaire à des parents, des voisins. Mais on intervient en urgence de manière d’autant plus efficace et pertinente qu’on se connait auparavant, qu’on a une relation durable. C’est vrai au niveau personnel comme au niveau de la collectivité, de l’État. Le grand danger, c’est que la relation en urgence remplace la relation tout court, c’est que les mesures d’urgence remplacent la politique tout court. Le politologue Gil Delannoi disait au colloque Wresinski (à Sciences-Po en décembre 2008. Voir www.joseph-wresinski.org/Conclusions.html) que le Père Joseph avait fait
sortir la lutte contre la pauvreté du court terme pour en faire une question politique et qu’« il y a dans la société d’aujourd’hui une agitation manifeste qui fait que le souci du long terme, qui est essentiel, devient accessoire, et que la réponse à l’urgence tient lieu de seule faculté d’action. »
Quelles questions cela soulève-t-il ?
Si la seule politique de santé se réduisait au service des urgences à l’hôpital, cela serait catastrophique pour la santé publique. Traiter l’urgence est nécessaire, mais masque les questions plus difficiles et plus engageantes du partage et du droit de tous. Payer des chambres d’hôtel aux mal-logés est typique d’une politique d’urgence qui coûte très cher, financièrement et humainement. Une bonne solution au mal-logement serait que chaque citoyen accepte et même demande la construction de logements bon marché dans son quartier (voir https://www.atd-quartmonde.fr/lettreaumaire). Traiter l’urgence devient une manière de s’organiser pour ne pas vivre ensemble.
Comment cela remet-il en question les politiques sociales de l’État ?
Quand, au moment de la crise, le gouvernement consolide les banques alimentaires (1) au lieu d’augmenter les minima sociaux (2), c’est le signe qu’il se sert du caritatif comme d’un véritable dispositif nécessaire à la vie des gens. Nous sommes pris dans l’humanitaire d’urgence avec ses campagnes médiatiques émotionnelles. On peut comprendre que des situations suscitent une émotion qui pousse à l’action immédiate, mais si cela remplace une politique à moyen ou à long terme, alors elle fait beaucoup de tort. Le monde humanitaire devrait se questionner : sa manière d’expliquer qu’il a les solutions ne déresponsabilise-t-elle pas les citoyens et l’État ?
Mais c’est tout de même de la solidarité « nationale » ?…
L’État a pour mission de redistribuer ce qu’il collecte par l’impôt à travers des politiques et des dispositifs sociaux. Si une politique sociale dépend du système caritatif, alors ce n’est plus de la solidarité nationale. La « relation de bienfaiteur à obligé » qu’a osé décrire le Père Joseph crée une dépendance du bon vouloir de l’autre qu’on a du mal à imaginer, et finit par durcir l’un comme l’autre. Le bienfaiteur grandit peu à peu en méfiance, l’obligé grandit en haine d’être abaissé, ou devient docile. Or les bénévoles ne veulent pas être généreux en abaissant l’autre.
D’ailleurs les associations distributives ont fini par développer d’autres actions, comme les vacances, des actions culturelles, où il y a de l’échange.
Les travailleurs sociaux se trouvent contraints de recourir aux solutions d’urgence ?
Pour avoir droit aux distributions alimentaires, il faut un avis de son assistante sociale. Le travail social est donc obligé de cautionner ce recours à l’urgence, qui fait maintenant partie intégrante de ses moyens.
Avec l’hiver, les médias vont reparler des distributions alimentaires…
On joue sur le registre de l’émotion, c’est très médiatique avant Noël. Toutes les distributions développées depuis 25 ans constituent de fait une formidable régression dans la lutte contre la pauvreté. Elles pervertissent l’idée que l’opinion se fait de la solidarité. Lutter contre la pauvreté, ce n’est pas instituer les distributions. C’est entendre ceux qui ont du mal à vivre nous dire qu’ils préféreraient subvenir par eux-mêmes à leurs propres besoins ; c’est agir avec d’autres pour que tout enfant réussisse à apprendre à l’école, pour que tout jeune ait une formation, pour que toute famille puisse bénéficier d’un logement décent, pour que toute personne puisse bénéficier des mêmes droits – et donc puisse remplir les mêmes devoirs – que tous les autres citoyens. La co-citoyenneté ne se délègue pas, elle dépend de chacun de nous.
Nous aimerions beaucoup avoir le sentiment des lecteurs de Feuille de Route sur ce sujet.
Le combat contre la misère requiert la générosité et l’engagement de tous. Pourquoi et comment agir localement, en soutien et dans la proximité, avec des personnes en grande difficulté ? Celles-ci ont besoin d’engagements dans la durée, de partager des savoirs, d’actions innovantes pour apprendre ensemble comment refuser la misère. Venez poursuivre la réflexion et l’échange en réagissant ci-dessous.