
Bruno Tardieu : « Pour la première fois, des personnes en situation de pauvreté ont apporté leur expertise »
Interview de Bruno Tardieu, Délégué national d’ATD Quart Monde en France, à l’issue de la Conférence de lutte contre la pauvreté de décembre 2012.
« Avant de s’exprimer, le Premier Ministre a entendu une table-ronde sur le changement de regard. Djemila Mahmoudi et Micheline Adobati ont expliqué que, lorsque l’on est dans la pauvreté, on finit par ne plus oser croiser le regard des autres. Djemila a expliqué qu’elle ne va pas chercher son RSA (Revenu de Solidarité active) à la poste le 5 du mois tellement c’est stigmatisant. Cela, le Premier ministre l’a entendu. Il faut que la France l’entende. Ça suffit de faire peser sur les personnes défavorisées le poids de tous nos maux. Madame Touraine a dit qu’il fallait absolument renverser ce regard et Madame Carlotti a ajouté qu’en période de crise, on ne peut pas se permettre de gâcher les énergies de huit millions de personnes – j’ai envie d’ajouter aussi leurs intelligences et leurs savoirs.
Les personnes défavorisées qui ont participé aux groupes de préparation de cette Conférence sont épuisées car il a été difficile de travailler tout cela. Mais pas une seule ne le regrette. Parce que, pour la première fois, des personnes en situation de pauvreté ont pu apporter leur expertise. Il y a beaucoup d’améliorations à faire. Mais on ne pourra plus reculer. Au niveau national comme au niveau de chaque école, commune, CCAS (Centre communal d’action sociale), etc., la lutte contre la pauvreté doit se faire avec l’énergie et l’intelligence des gens.
Le Premier Ministre a parlé de discriminations en matière d’accès au logement. C’est notre grande demande que la France reconnaisse la discrimination sociale. Plusieurs conseillers ministériels m’ont dit : « C’est pas complètement fait, continuez d’y croire et de le demander. » La discrimination sociale, déjà reconnue par le Canada, bientôt la Belgique, par les Pays-Bas, par l’Espagne, permettra d’annoncer clairement à tous nos concitoyens que mettre quelqu’un de côté simplement parce qu’il est pauvre, c’est anti-républicain.
Les annonces du Premier Ministre sont dans une certaine mesure décevantes, car nous avions demandé beaucoup plus. D’un autre côté, j’éprouve un certain bonheur à dire que cela faisait dix ans que l’on n’osait plus espérer une augmentation du niveau du RSA ou du plafond de la CMUC (Couverture Maladie Universelle Complémentaire).
Ce tabou a été cassé aujourd’hui. L’idée du RMI5 à l’origine était que les gens aient suffisamment de sécurités pour se reconstruire, au lieu de passer leur temps à aller chercher des aides à droite à gauche. Le RSA actuel ne permet plus cette sécurité. C’est comme cela que 50% des Français ont peur de devenir pauvres : ils ont peur d’être pointés du doigt et de devoir dépendre du bon vouloir des autres. Revaloriser le RSA coûte, mais c’est un investissement. Cela permettra d’éviter des expulsions, des surendettements, des non-recours aux soins, qui, au bout du compte, coûtent beaucoup plus cher à la société. Le Mouvement national des chômeurs et précaires, qui demandait un relèvement du RSA bien plus important, explique que le moindre centime investi auprès des personnes en situation de pauvreté rejaillit immédiatement dans l’économie, parce qu’elles le dépensent immédiatement. C’est donc aussi une manière de relancer l’économie. La France a sans doute besoin d’un « choc de compétitivité ». Elle a aussi besoin d’un « choc de solidarité ». Une société ne peut pas prendre de risques si elle a peur.
Et il faut absolument étendre notre protection sociale aux jeunes, aux enfants. Un enfant sur cinq est pauvre. Il y a dans les rapports des sept groupes de travail des propositions très intéressantes sur la jeunesse, la formation et la réussite éducative des enfants, des propositions pour mieux répartir l’aide aux familles, pour imaginer de nouveaux systèmes afin de calculer les loyers en HLM, pour expérimenter la suppression du chômage de longue durée sur des territoires, envisager autrement la formation des travailleurs sociaux afin qu’ils soutiennent un travail social collectif…
Un phénomène se développe mais n’a pas encore été bien mesuré : l’atomisation des personnes défavorisées. Les gens sont de plus en plus seuls. Ils travaillent une heure par-ci, une heure par-là, souvent isolément… Il n’y a plus de collectif par le travail. Il n’y a plus de collectif non plus dans les quartiers car les centres sociaux et l’éducation populaire ont été laminés ces dernières années. Recréer du collectif permet de lutter contre le non-recours aux droits. »
→ Voir l’interview en vidéo, ainsi que les interviews de Thierry Rauch, militant ATD Quart Monde, Louis Gallois, ancien président d’EADS et président de la FNARS (Fédération Nationale des associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale) et Christophe Robert, Délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre
Les principales mesures annoncées par le Premier ministre
– permettre la « participation des personnes en situation de pauvreté et de précarité à l’élaboration et au suivi des politiques publiques »,
– augmenter le RSA socle de 2% par an (en plus de l’inflation) à partir de septembre 2013,
– expérimenter sur 10 territoires des « garanties jeunes » d’un an pour les plus en difficulté,
– relever le plafond de la CMUC pour l’ouvrir à 500 000 personnes de plus,
– étendre les tarifs sociaux du gaz et de l’électricité de 2 à 8 millions de bénéficiaires,
– lancer des campagnes de promotion des droits sociaux et agir contre les non-recours,
– réformer des modalités d’attribution des logements sociaux,
– créer une garantie universelle des risques locatifs pour lutter contre les discriminations à l’entrée dans un logement,
– faciliter l’accès aux crèches et cantines pour les enfants des familles aux faibles revenus,
– améliorer les aides aux familles monoparentales et nombreuses confrontées à la pauvreté,
– réformer le RSA activité et la Prime Pour l’Emploi,
– renouveler le travail social,
– mieux accompagner les familles endettées pour prévenir le surendettement,
– plafonner les frais bancaires pour les publics fragiles.
→ Les détails du « plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale » seront annoncés lors du Comité Interministériel de Lutte contre l’Exclusion le 22 janvier 2013.
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– Un bilan mitigé