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Les plus pauvres nous apprennent l’indivisibilité des droits de l’homme

Intervention du Père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, à la 43ème session de la Commission des Droits de l’Homme, Palais des Nations Unies, Genève, 20 février 1987

I – LES PLUS PAUVRES NOUS APPRENNENT L’INDIVISIBILITÉ DES DROITS DE L’HOMME

II – LES PLUS PAUVRES SANS LIBERTÉ NI DROITS : L’EXEMPLE D’UNE FAMILLE DE LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE

III – LA DOUBLE INTERDÉPENDANCE

IV – UNE CONNAISSANCE A ACQUÉRIR

I – LES PLUS PAUVRES NOUS APPRENNENT L’INDIVISIBILITÉ DES DROITS DE L’HOMME

Personne n’ignore les avancées dans la compréhension des Droits de l’Homme, qui sont dues à votre Commission. Vous avez effectivement aidé à faire progresser la conscience internationale des Droits de l’Homme, car vous avez aidé à la compréhension qu’ils sont interdépendants, qu’ils forment un programme d’ensemble où chaque droit ne se réalise que dans la mesure où se réalisent aussi les autres.

En faisant avancer la prise de conscience de cette réalité, votre Commission a fait alliance avec les familles et les groupes submergés dans la grande pauvreté à travers le monde. C’est au nom de ces groupes humains avec lesquels vous vous êtes alliés, qu’il est de mon rôle de vous parler au sujet de l’interdépendance et de l’indivisibilité des droits. Puisque, à cause de leur situation particulière, les groupes les plus pauvres nous enseignent mieux que d’autres cette interdépendance et cette indivisibilité des droits.

II – LES PLUS PAUVRES SANS LIBERTÉ NI DROITS : L’EXEMPLE D’UNE FAMILLE DE LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE

Permettez-moi de vous parler en particulier des familles en grande pauvreté dans les pays industrialisés. Encore que, dans l’expérience du Mouvement international ATD Quart Monde, ce que je vais vous dire compte tout autant, toutes proportions gardées, pour les groupes humains les plus pauvres des pays en développement.

Je prends comme exemple une famille, qui, avec d’autres foyers, habite un village en ruine aux abords d’un aéroport, quelque part dans la Communauté européenne. Les habitations de ce village, dont le territoire a été acheté par l’aéroport, sont murées. Des familles sans abri s’y sont pourtant réfugiées. Celle à laquelle je pense a emménagé, il y a trois ans, dans un soubassement sans eau courante, ni électricité. Le père a 36 ans, il est accidenté du travail à 30 %. Sans qualification professionnelle, il ne trouve plus d’emploi depuis 3 ans. Sa pension est dérisoire. La mère, manutentionnaire, gagne parfois quelque argent en faisant du travail d’intérim, la nuit.

Sans revenu suffisant, sans eau, sans moyens de transport, les parents ont du mal à tenir propres leurs enfants et à les envoyer régulièrement à l’école. Sans domicile fixe reconnu, ils ne peuvent pas obtenir leur carte d’électeur et donc utiliser leur droit politique de vote. Mal logés, sans travail et sans argent, à quoi servent leurs libertés civiles et politiques ? De fait, sans domicile reconnu, cette famille, ces enfants ne peuvent avoir conscience qu’ils ont le droit à l’existence, le droit d’habiter la terre comme des hommes libres. L’Année internationale du logement des Sans-Abri nous le rappelle avec force.

Cette famille dont je vous parle représente, en réalité, plusieurs millions de foyers dans l’ensemble des pays industrialisés. Elle représente des groupes de familles qui habitent des immeubles vétustes, des rues, des quartiers et des cités dégradées, des îlots de logements de fortune. Dans ces lieux se cumulent les précarités : manque de ressources, chômage, faible niveau d’instruction et de formation, manque de métier, mais aussi, faute d’hygiène et de soins, mauvaise santé.

C’est dans ces groupes que l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels sont mis en péril. Cependant, chroniquement sous-employées ou en chômage de longue durée, les personnes et familles ne sont pas non plus activement présentes dans les organisations syndicales et les partis politiques. Nous notons aussi leurs difficultés à mener une vie associative, à créer leurs associations propres.

Plus grave encore, sans doute, les enfants de ces zones de misère grandissent entourés d’adultes sans situation professionnelle stable, sans vie sociale, culturelle, ni politique. Les enfants et les jeunes vivent auprès d’adultes auxquels personne ne demande leur avis, même en ce qui concerne leur propre famille et leurs enfants. Les droits de ces enfants à l’instruction et aux moyens élémentaires d’exercer leur intelligence, de s’informer et de se former des opinions sont également compromis. A leurs 14, 16 ou 18 ans selon les pays, toutes les statistiques le confirment, ils sortent de l’école mal instruits, sans avoir été initiés aux technologies nouvelles, sans métier, parfois illettrés, comme le confirment des enquêtes menées dans les pays de la Communauté européenne. Comment ces jeunes sauraient-ils s’insérer dans le marché de l’emploi, comment sauraient-ils faire usage de leurs libertés pour obtenir une reconnaissance dans la vie syndicale ou politique ou même pour bâtir librement leur famille. Dès l’enfance, ils se sont sentis des étrangers, non seulement à l’école mais aussi dans la société où leurs parents n’avaient pas de rôle ni même de place pour vivre et travailler. Adolescents, ils se retrouvent sans métier dans les mains, chômeurs sans avoir jamais travaillé. Comme les programmes de formation professionnelle ne les atteignent que très rarement, il ne leur reste plus qu’à emboîter les pas aux parents.

Le cercle vicieux de la grande pauvreté, celui de la dépendance et de la non-participation devraient alors se boucler, mais les populations les plus pauvres elles-mêmes ne l’acceptent pas. Elles nous conduisent à le refuser avec elles.

III – LA DOUBLE INTERDÉPENDANCE

De fait, les personnes et les familles en grande pauvreté nous révèlent une double interdépendance. Elles démontrent tout d’abord l’interdépendance qui existe entre droits et responsabilités. Puisque, faute de droits économiques, sociaux et culturels, elles ne peuvent pas assumer les responsabilités professionnelles, familiales et sociales qui leur incombent. Or, faute de pouvoir exercer leurs responsabilités, elles sont considérées comme des citoyens de seconde zone, que l’on peut priver des droits économiques, sociaux et culturels de tous les autres citoyens. Et on le peut, en effet, puisqu’elles ne disposent d’aucun des atouts économiques, sociaux ou culturels qui leur permettraient de faire usage de leurs libertés et de leur droit de contestation. Ainsi ces personnes et familles nous révèlent l’interdépendance qui existe entre les libertés civiles et politiques et les droits économiques sociaux et culturels. En somme, les familles en grande pauvreté dans les pays industrialisés font apparaître que, sans sécurité socio-économique, la liberté est compromise, alors que sans exercice des libertés, la sécurité socio-économique n’est pas assurée.

IV – UNE CONNAISSANCE A ACQUÉRIR

Ainsi, il devient évident que, pour combattre la grande pauvreté, il faut considérer les Droits de l’Homme comme un tout indivisible, à poursuivre simultanément. Je me permets de vous signaler qu’en France, le Conseil économique et social vient d’affirmer cette interdépendance et cette indivisibilité des droits.

En effet, sur la base d’un rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » que le Conseil m’avait confié, celui-ci a voté à une très large majorité un avis, les 10 et 11 février derniers. Cet avis constate que la pauvreté extrême est affaire de l’ensemble des Droits de l’Homme. Il affirme que les actions à mener pour restituer ces droits doivent être conduites simultanément. L’avis confirme en effet que les libertés civiles et politiques sont aussi essentielles que l’emploi, les ressources, l’instruction scolaire. Il confirme que le logement, les soins de santé sont aussi importants que l’éducation aux Droits de l’Homme. Il affirme que toute action d’urgence doit permettre la participation des personnes et familles en grande difficulté, un tremplin qui leur permette de maîtriser l’aide reçue et d’échapper à l’assistanat. Il affirme enfin que les groupes humains les plus défavorisés doivent être considérés comme citoyens de droits, et à ce titre, comme partenaires.

Mais le Conseil économique et social en France a aussi exprimé son souci que la connaissance de la pauvreté extrême en tant qu’absence de droits et impossibilité d’assumer des responsabilités soit approfondie. C’est là, une nécessité qui vaut pour tous les pays du monde et dont nous avons confiance que votre Commission partage la préoccupation.

C’est sur la base de cette confiance que le Mouvement international ATD Quart Monde vous soumet son souhait que la Commission des Droits de l’Homme demande à la sous-commission d’entreprendre une étude qui, dans le cadre de l’interdépendance et de l’indivisibilité des droits civils, économiques et politiques, sociaux et culturels, explore la façon dont les groupes humains en situation de pauvreté extrême dans les pays industrialisés et dans les pays en développement peuvent effectivement jouir de ces droits et exercer les libertés qui leur sont en principe accordées.

Si la Commission adoptait un tel projet, elle permettrait à la Communauté internationale de faire un nouveau pas sur le chemin de la réalisation concrète des Droits de l’Homme. Car la misère qui, en minant toutes leurs forces, dévalorise les personnes, les familles et les groupes humains, annule la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 dans sa totalité. Aussi, tout effort pour l’éradiquer représente un pas essentiel de plus pour garantir les droits fondamentaux à tous les hommes.