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Paul Bouchet : 70 ans d’engagement pour un monde plus juste et plus beau

Récit de 70 ans d’engagement en 175 pages, Mes sept utopies se lit d’une traite. Paul Bouchet est une voix forte qui résonne dans un monde guetté par le désenchantement, « la pire menace » à ses yeux, qui justifie à elle seule ce livre à lire d’urgence et à partager.

Dès les premiers mots, vous justifiez ce livre comme une réponse au désenchantement ambiant.

Oui. Avec d’autres, je pense qu’une des priorités aujourd’hui est de lutter contre le désespoir. L’espérance est inscrite dans la tradition d’ATD Quart Monde et de Geneviève de Gaulle. C’est l’image de la traversée de la nuit : ou bien l’on se dit « C’est le trou noir, c’est fini » ; ou bien après il y a l’aube. La foi ne suffit pas s’il n’y a plus l’espérance. Je suis inspiré par Goethe : il faut rêver l’impossible pour réaliser tout le possible. À l’heure actuelle, le danger serait de ne croire qu’à des réponses concrètes, à un programme. Si ce n’est pas soutenu par une espérance, cela va très vite retomber en dépit ou désenchantement. J’ai eu plusieurs utopies et pour chacune j’ai eu des désillusions, mais je n’ai pas été désenchanté. Le désenchantement est le grand risque actuel, car il immobilise. L’utopie, c’est l’anticipation militante, c’est croire en l’action, au goût de vivre et d’agir. Geneviève de Gaulle disait que ce qu’elle a appris des pauvres, c’est espérer. Tous les politiques – mais aussi les classes moyennes – devraient s’inspirer non seulement du savoir des savants, mais aussi du savoir des sachants: les pauvres, ceux qui, s’ils n’espèrent pas, ne survivraient pas.

L’autre nom de l’utopie, est-ce l’engagement ? Et pour vous, s’engager est-ce d’abord dire « non » ?

Le « non » est le refus de l’inacceptable. La misère est inacceptable. De même l’atteinte à la liberté. Il faut d’abord décider à quoi l’on dit non, avant de savoir à quoi on dit oui. Sinon, on dit oui à un tas de choses. Pour la jeunesse, il est très important de savoir ce que l’on considère comme totalement inacceptable.  J’aime beaucoup la phrase de Michel Serres au sujet du livre Le secret de l’espérance de Geneviève de  Gaulle : « ATD Quart Monde est ce qui nous reste de plus pur de la Résistance, du NON crié à la face du monde » (« La boite noire de la misère », article de Michel Serres dans le quotidien Le Monde, 28 novembre 2001). Et puis, crier son « non », cela donne des forces !

La rencontre de l’autre est un élément moteur ?

La fraternité est un vécu. C’est ce que j’ai connu, que ce soit dans la Résistance, la fraternité combattante, ou au sein du mouvement étudiant ou avec ATD Quart Monde avec le croisement des savoirs. C’est la fraternité militante, pas une doctrine abstraite. On ne peut pas refuser l’inacceptable seul, il faut croiser son savoir avec celui d’autres, ce qui permettra de mener un combat commun.

Est-ce un remède contre la peur ? Sommes-nous dans une société de la peur ?

C’est un risque. On a le choix entre une société de la peur ou une communauté de destins, un horizon, une espérance. La communauté de destins, il faut la construire. C’est difficile, mais sans elle, on va vers une société de la peur qui isole. Soit on construit des murs pour s’isoler par peur de l’autre, soit on essaie de construire des ponts. Tous les murs construits dans le passé ont manqué leur objectif. Il faut faire en sorte que la peur soit bonne conseillère pour faire face aux périls communs. C’est pourquoi il faut appeler à s’unir. Nous sommes dans une période où c’est possible, face aux traumatismes collectifs, climatiques, Tchernobyl et autres. Ce n’est plus la peur de l’autre, mais la peur qui nous unit face à des risques collectifs, et la misère en est un.

L’un de vos principaux combats est le droit de tous pour tous. Pourtant vous écrivez que « le droit ne peut pas tout. »

Le droit, s’il n’a pas de fondement éthique, c’est du juridisme. Cette vieille idée que tout peut passer par le droit est une illusion, car au-dessus du droit, il y a une nécessaire éthique commune, y compris avec ceux qui n’ont pas accès à tous leurs droits.

Appliqué sans discernement, le droit peut même être dangereux. Il ne suffit pas de donner leurs droits à  ceux qui ne les ont pas. Il faut aussi autre chose : l’amour de l’autre, la fraternité. Les batailles juridiques ne  suffisent pas. Je crains un monde juste qui soit un monde froid et glacé. Et c’est là le rôle de l’art, de la  beauté qui ne relèvent pas du droit : il faut un monde plus juste et plus beau !

Un autre mot essentiel pour vous est le mot « dignité ».

Et même « égale dignité »… Nous l’avons fait mettre en tête de la loi contre l’exclusion de 1998, alors que les juristes nous disaient que c’était un concept vague. Les droits fondamentaux n’ont de sens que s’ils sont en rapport avec le respect de l’égale dignité. La dignité seule a le risque d’être élitiste. Le terme « égale  dignité » est essentiel : il n’y a rien de plus moderne que ce concept.

En quelques mots, comment décrivez-vous les personnes suivantes :

Joseph Wresinski : « C’est la pensée incarnée. Une pensée dérangeante et mobilisatrice. »
Geneviève de Gaulle-Anthonioz : « L’espérance. Parce qu’elle a vécu la traversée de la nuit et espéré l’aube. »
Lucien Duquesne (avec qui vous vous êtes entretenu pour ce livre) : « Lucien, immédiatement, c’est la  fraternité vécue. »
Paul Bouchet : « Un vieux lutteur. Passer le témoin n’est pas cesser le combat. Ce qui éclaire la vie, jusqu’au  bout, c’est de continuer ce combat, le refus de l’inacceptable, avec l’espérance d’un monde plus juste et plus  beau. Car le monde doit être plus beau pour être plus juste. »

Propos recueillis par Pascal Percq

Photo François Phliponeau