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Eugen Brand : « Se faire de la place les uns aux autres »

Originaire de la Suisse alémanique, Eugen Brand est marié et père de trois enfants. Après le décès en 1988 de Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, il a assuré la représentation d’ATD Quart Monde à l’international avec Alwine de Vos van Steenwijk et Huguette Redegeld (1). Eugen fut ensuite responsable de la Délégation générale de 1999 à août 2012. À travers un temps sabbatique, il se prépare aujourd’hui avec son épouse Anne-Claire à de nouvelles responsabilités au sein du Mouvement. Il revient sur quelques étapes de son parcours.

Comment êtes-vous arrivé à ATD Quart Monde ?

Mon père était paysan de montagne, ma mère institutrice. J’ai moi-même enseigné deux ans, avec le rêve de créer une école qui réussirait avec tous les enfants. Puis, à 22 ans, en 1972, j’ai rencontré ATD Quart Monde et suis devenu volontaire permanent. Mes engagements m’ont mené dans une cité de transit à Créteil, à New York, à Bâle en Suisse. Lorsque j’étais à Créteil, nous avions chaque semaine une rencontre avec le père Joseph. Il nous demandait : « Qu’apprends-tu avec les enfants et les familles ? » Il nous les faisait découvrir comme la source et le moteur des grandes transformations à réaliser au sein de nos sociétés. Cela a été le fil rouge de mon engagement lorsque je me suis retrouvé dans la sphère de la vie publique internationale.

Car vous avez ensuite rejoint l’équipe des relations internationales du Mouvement…

Au début, je n’y connaissais rien. Malgré la rigueur avec laquelle nous préparions nos rencontres, j’ai toujours eu des montées parfois très fortes de tension et d’inquiétude au moment de prendre la parole. Heureusement, j’ai eu la chance d’être formé par Alwine de Vos van Steenwijk qui avait réappris son métier de diplomate au contact du père Joseph. Elle ne sortait pas d’un entretien avec un responsable sans lui demander : « Que pourrons-nous dire comme engagement de votre part aux familles en situation de pauvreté ? » Nous avions deux règles principales : que chaque rendez-vous soit préparé en délégation et que l’espace ainsi créé devienne un espace de rencontres régulières.

Quel exemple gardez-vous en mémoire ?

En 1996, nous avons rencontré à Genève Boutros Boutros-Ghali qui était alors secrétaire général des Nations Unies. Son texte était prêt, mais il a écouté les délégués des différents pays et a pris des notes. Je n’avais jamais vu cela. Et c’est à partir de ses notes que le dialogue s’est poursuivi. Nous dépassions le temps prévu. Le responsable du protocole paniquait. Plus tard, nous avons revu Boutros-Ghali. Il nous a dit : « Nos institutions ne sont pas conçues pour être un levier de cette participation en direct des pauvres et des peuples. » Il s’est engagé dans cette direction, mais il n’a pas été reconduit comme secrétaire général.

Les principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme adoptés par les Nations Unies en septembre 2012 doivent leur existence à ces espaces de rencontre proposés pendant plus de vingt ans par le Mouvement entre des experts des Nations Unies et des militants du refus de la misère. Mais beaucoup reste à inventer pour que les personnes confrontées à l’extrême pauvreté soient reconnues comme co-créatrices indispensables d’une vie publique internationale où l’égale dignité n’est plus négociable.

Avec quel dessein avez-vous participé à la gouvernance du Mouvement international ATD Quart Monde pendant toutes ces années ? On dit que vous n’avez pas le comportement d’un chef…

Des membres du Mouvement m’ont dit qu’ils restaient parce que l’on y recherchait la coresponsabilité de chacun. La responsabilité partagée n’est pas une pédagogie de façade. C’est se faire de la place les uns aux autres, et avant tout aux absents. C’est savoir que l’on peut aller plus loin seulement quand d’autres sont responsables avec nous. Ce n’est pas simple au quotidien. Prendre seul une décision est plus facile. La coresponsabilité ne signifie pas la neutralité. Elle est comme un réservoir rempli de différentes visions, façons de penser et de créer, soulevant des désaccords nécessaires qui entraînent parfois la confrontation ; celle-ci doit avoir lieu, à condition qu’il n’y ait pas de maître ni d’élève et que le Mouvement garde une capacité collective de préparer et de mettre en œuvre des décisions.

Le monde ne fonctionne pas vraiment comme cela…

Oui, mais je crois que rien n’est impossible si l’on se rapproche de l’autre, y compris entre des pays, des cultures, des religions et des histoires de peuple que tout oppose. Est-ce une utopie ? Pas seulement. À mon avis, l’existence même du Mouvement en est une preuve et je le dis en pensant à tous ces hommes et ces femmes que j’ai eu la chance de côtoyer depuis quarante ans. ATD Quart Monde est un lieu où des liens se tissent entre des personnes au-delà de toutes les frontières visibles et invisibles, de manière profonde et durable, personnelle et collective. C’est pour cette raison que la gouvernance du Mouvement est appelée à rester une création ouverte. La question de quelle gouvernance mondiale la famille humaine a besoin sur cette planète est d’une grande actualité. Le Mouvement constitue à mon sens un laboratoire original, unique et légitime pour contribuer à y répondre.

Propos recueillis par Jean-Christophe Sarrot