
Pierre Segondi, l’infatigable travailleur
Quand on lui demande quelles ont été pour lui les trois rencontres essentielles, Pierre Segondi ne réfléchit pas longtemps : « Le travail, l’Évangile et Joseph Wresinski » (fondateur d’ATD Quart Monde), énumère-t-il. Un choix en parfaite cohérence avec sa vie passée et actuelle : à 91 ans, ce franciscain consacre plusieurs heures par jour à ordonner la gigantesque photothèque d’ATD Quart Monde située au Centre International Joseph Wresinski à Baillet-en-France (Val d’Oise). Et si l’œil et le pied sont moins bons que naguère, le cœur, lui, y est toujours.
Des outils partout
La rencontre avec le travail se fait dès l’enfance. « Mon père était dans la maçonnerie, mon grand-père maternel était horloger-bijoutier, il y avait des outils partout… Je me fabriquais mes jouets moi-même », se souvient-il. Chauffeur de camions en Allemagne durant la guerre, bâtisseur d’églises et d’écoles en Afrique, chef d’entreprise à Caen, photographe amateur puis archiviste professionnel : toute sa vie, il aura travaillé. Sans jamais rien accumuler, selon le vœu de pauvreté inhérent à l’ordre franciscain.
L’Évangile survient plus tard. En Allemagne. En 1942, le jeune homme se retrouve au service du travail obligatoire (STO) dans une petite ville de Bavière : il y passera deux ans qui changeront le sens de sa vie. « J’ai eu la chance de tomber dans une entreprise dirigée par un homme foncièrement chrétien, dont la famille m’avait pratiquement adopté. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à devenir prêtre. Beaucoup de gens me voyaient pourtant marié avec une fille de mon âge. » Au lieu de quoi il retourne en France et entre au séminaire. Il n’a pas 25 ans.
Retour en Afrique
« Au sortir de la guerre, si on voulait faire quelque chose de bien, il fallait être soit dans le syndicalisme, soit dans l’Église. Je n’avais pas une âme de militant, ce fut donc l’Église », commente-t-il aujourd’hui. Ordonné prêtre en 1952, il devient responsable, à Rennes, de l’enseignement de la science biblique, tout en étant aumônier à l’école Montessori de la ville. Mais sa vocation est ailleurs. Trop actif, trop entreprenant pour la prédication. En 1963, un responsable franciscain est demandé en Côte d’Ivoire. Né à Alger où il a passé toute son enfance, Pierre Segondi accepte de partir : après plus de 20 ans d’absence, il retourne sur le continent africain.
Bâtisseur-formateur
Le voilà donc à Abidjan. Avec pour première mission… de diriger la construction de sa propre maison ! « J’ai fait les plans, j’ai constitué une équipe dont je suis devenu maître d’œuvre… Du coup, on n’a pas tardé à me demander des conseils pour construire des églises ». Avant qu’il quitte la France, les missionnaires l’avaient prévenu : « Quand tu pars en Afrique, tu emportes trois cantines de patience. Quand elles sont vides, il est temps de rentrer ». De la patience, il en aura assez pour rester dix-huit ans, menant de front « plusieurs vies à la fois ». Avec, toujours, « le souci d’assurer la formation de ceux avec qui je travaillais ».
Volontaire permanent à 60 ans
Un jour, pourtant, les cantines furent vides. « J’avais décidé qu’à 60 ans, je rentrerais en France ». Mais qu’y faire ? « Au bout de trois jours dans une paroisse, je m’ennuyais ». C’est alors que son chemin croise celui du père Joseph. Le recroise, en fait : il y a des années de cela, les deux hommes ont bu une bière ensemble, à Abidjan. Cette fois, la rencontre est déterminante. Pierre Segondi devient volontaire permanent d’ATD Quart Monde. Et se lance bientôt dans une nouvelle aventure : la création, à Caen, d’un atelier de production de métallerie.
Destiné à former ceux qui n’ont jamais travaillé, l’atelier devient une véritable petite entreprise, « soumise aux lois du marché ». Pendant trois ans, épaulé par un jeune volontaire, Jean-Noël Gasher, il la tient à bout de bras. Jusqu’à ce que le Mouvement lui annonce en 1987 que l’atelier doit changer de mains. Le relais est assuré par une association locale, mais lui a du mal à se remettre de ce virage inattendu. Il en profite pour s’offrir « un beau petit infarctus », puis pour participer à la mise en place, toujours à Caen, d’une artothèque pour les plus démunis. Jusqu’à ce qu’il trouve en 1996 la possibilité de rejoindre le Centre international d’ATD Quart Monde où on l’espérait depuis longtemps. Encore une fois, une nouvelle vie commence.
Une nouvelle vie
Sa mission ? Répertorier, classer, mettre en état d’exploitation l’immense fonds photographique, en désordre, accumulé par le Mouvement ATD Quart Monde depuis sa création en 1957. Soit, aujourd’hui, deux millions de photos argentiques et 700 000 photos numériques… Pour ce grand amateur d’images, photographe lui-même depuis sa jeunesse, la tâche se révèle passionnante. À 75 ans, l’infatigable travailleur apprend l’art du tirage photographique, perfectionne son usage de l’ordinateur, concocte même un logiciel primitif pour faciliter ses classements, ébauche du système actuel. « Faire de l’archivage, c’est redonner du sens à l’histoire des événements et des familles dont nous croisons le chemin, précise-t-il. C’est insister sur l’importance des dates, des lieux, des témoignages. C’est cela, avant tout, que j’essaie de transmettre aux jeunes volontaires qui travaillent avec moi et à tous les photographes amateurs ou professionnels que je rencontre ». Passer le relais : n’est-ce pas ce que cet homme perpétuellement en mouvement a fait toute sa vie ?
Catherine Vincent