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« Un travail de fourmi… mais ça marche ! »

Anne-Marie Humbert est une forte tête. À 26 ans, jeune institutrice lorraine, elle s’engage comme volontaire à ATD Quart Monde dans le bidonville de Noisy-Le-Grand. Elle fera toute sa carrière d’enseignante en Seine-Saint-Denis dans les classes les plus difficiles. « Il ne faut pas chercher de résultats immédiats », raconte aujourd’hui, sereine, la toujours combative retraitée.

« Ce que j’ai appris à ATD Quart Monde, c’est d’abord l’attention à l’autre. On ne sait peut-être pas les mêmes choses, mais chacun sait quelque chose. Il faut donc partager, être constamment dans l’échange, la rencontre » (photo D. Williame)
« Ce que j’ai appris à ATD Quart Monde, c’est d’abord l’attention à l’autre. On ne sait peut-être pas les mêmes choses, mais chacun sait quelque chose. Il faut donc partager, être constamment dans l’échange, la rencontre » (photo D. Williame)

« Je suis issue d’une famille ouvrière où les études, c’était important. À 24 ans, me voilà donc institutrice à Nancy devant une classe maternelle de 50 enfants de trois ans ! Vous imaginez… Je repère vite les enfants en difficulté, mais que faire ? » En 1968, Anne-Marie résoud le problème en se mettant « en disponibilité » de l’Éducation nationale et en s’engageant comme volontaire permanente d’ATD Quart Monde, qu’elle a connu par une amie.

Elle travaille d’abord au « pivot culturel » du Mouvement dans le bidonville de la Cerisaie à Stains. Sa mission : récupérer les enfants après l’école pour les aider à travailler. « Ça m’a permis de voir l’envers du décor de l’école, d’être en contact direct avec les familles, de commencer à réfléchir sur le système éducatif, de chercher des solutions innovantes. » Un an plus tard, elle est envoyée dans le bidonville de Noisy-le-Grand, au jardin d’enfants, chargée de tenir la classe des « grands », les enfants de cinq ans. Elle a réintégré l’Éducation nationale mais reverse son salaire à ATD Quart Monde et est rétribuée comme volontaire. Chaque matin, elle se retrouve en réunion d’équipe avec Joseph Wresinski.

Engueulades mémorables

« On n’oublie jamais ça. C’était d’une richesse incroyable. Bien sûr, la vie personnelle passait au second plan, mais la vie en équipe était formidable. On prenait parfois le Père Joseph pour un fou, c’était un visionnaire. Son plan n’était pas de secourir quelques familles dans la misère mais de marcher avec ceux qu’il appelait son peuple. ‘Ce qui n’est pas possible aujourd’hui le sera dans 20 ans’, avait-il coutume de dire, et on fonçait. »

Joseph Wresinski était impulsif, chaleureux, colérique. Et comme Anne-Marie n’était pas en reste… « Un matin, raconte-t-elle, il décide que les enfants ont besoin d’animaux. Le lendemain, il arrive avec deux chèvres et me dit de m’en occuper ! De mon côté, je lui ai fait aussi quelques tours pendables : emmener des enfants en vacances en Suisse sans papiers, par exemple. Ça finissait par des engueulades mémorables. »

Un soir, Anne-Marie invite les volontaires garçons à manger chez les filles. Le Père Joseph l’apprend et lui enjoint de quitter son logement pour en trouver un autre en ville. « C’est une anecdote et ce n’est pas pour cela que je suis partie. Mais je n’ai jamais aimé qu’on pense pour moi. Cela dit, j’ai toujours été en accord avec ses idées, pas toujours avec les méthodes. »

Rester en Seine-Saint-Denis

Elle reprend son poste d’enseignante en Seine-Saint-Denis où elle va rester toute sa carrière « sans jamais le regretter. J’aime ce département. » Elle passe des classes de perfectionnement à celles d’adaptation, puis travaille en rééducation dans trois groupes scolaires de Noisy-le-Grand. On lui envoie les cas les plus difficiles. Elle monte un groupe de parole où les enfants peuvent s’exprimer en toute liberté : « La recherche sur la parole, c’est important pour donner aux enfants l’occasion de remplacer la violence par des mots. »

30 ans après

Un jour, dans une réunion syndicale, Anne-Marie rencontre un responsable d’ATD Quart Monde de Noisy-le-Grand qui l’invite à revenir au « pivot culturel ». Hésitation. Anne-Marie accepte une mission ponctuelle : apprendre à lire à une petite fille, le soir dans sa famille. « Le choc ! Une famille dans une extrême pauvreté. Trois chaises pour dix personnes, rien à manger, beaucoup à boire. 30 ans après, rien n’avait changé. Je crois même que la situation s’était aggravée.

« Aujourd’hui plus qu’hier, pour être comme tout le monde il faut posséder plus de choses, jeux électroniques, téléphones mobiles, etc. Les gens dans la misère ont de plus en plus de mal. Les enfants aussi qui sont exposés à de nouveaux risques : la drogue n’était pas un tel fléau il y a 20 ans. Mais c’est ainsi. Moi, je suis une petite main. Je ne comprends pas tout mais j’y vais. Si on n’accepte pas cela, il ne se passe rien.

La vie peut changer

« Les résultats de notre action, on ne les voit pas tout de suite. C’est un travail de fourmi, lent, incertain. Mais souvent ça marche ! » Et Anne-Marie de citer l’exemple de ce garçon, « un enfant parmi les plus intelligents que j’ai rencontrés », battu par ses parents, voleur de voitures, arrêté, hospitalisé après un accident à 16 ans et aujourd’hui respectable chauffeur de taxi, avec femme et enfants.

40 ans plus tard, elle croise une ancienne élève qui lui dit : « Vous, au moins, vous m’écoutiez. »

Anne-Marie insiste : « Il me semble important de transmettre aux enfants que, même si leur vie actuelle est très difficile, ils pourront avoir une vie d’adulte qui vaut la peine d’être vécue. Si on y croit avec eux, on peut faire que leur vie change. »

Certitudes

« Ce que je sais aussi, c’est qu’il faut se dépouiller de ses certitudes quand on ne comprend pas l’autre, faire un travail sur soi, ne pas se replier sur ce qu’on croit savoir. Quand on voit une maman dans la misère, qui vient de gagner 20 €, en donner 5 à sa fille pour qu’elle s’achète des friandises, au lieu de pâtes pour le repas du soir, on a du mal à comprendre. Eh bien, il faut entrer dans une logique où le projet est d’abord de vivre au quotidien, d’être comme les autres, tout de suite, de faire plaisir maintenant. Si on ne comprend pas, il faut quand même l’accepter et continuer. Nous formons une chaîne. On avance. Ensemble. »

Didier Williame