
Renaissance
Margaux Roussillon a 16 ans et aime écrire. Après avoir effectué l’été 2013 un stage à Paris avec ATD Quart Monde, elle a composé une nouvelle, Renaissance , qui raconte l’histoire de Manuel, un jeune ouvrier illettré, et de Nathalie, une femme qui veut s’engager auprès de personnes en situation de pauvreté.
Il contemple le grand bâtiment de vieilles pierres jaunes. Au cœur d’un quartier Parisien, Porte Montmartre-Porte Clignancourt-Moskowa, cette cité n’a du soleil que la couleur passée de ses édifices. Pourtant, il est heureux d’y emménager -au moins le voisinage semble être calme. Il laisse l’adrénaline se répandre dans ses fibres telle une fluide caresse puis tape délicatement le code d’entrée transmis par l’agent immobilier : 6817A. Le système de déverrouillage réagit par un cliquètement peu discret. Il tente de pousser la porte, elle reste hermétiquement close, il sent son rythme cardiaque accélérer légèrement. Ses doigts pressent plus fortement sur le petit clavier, insistent : 6 8 1 7 A. Il perçoit le mutisme de l’accès comme un refoulement, injuste. Une petite femme d’une quarantaine d’année, probablement propriétaire ou locataire d’un appartement, fulmine derrière lui :
-Vous allez rentrer oui ou non ? Il y en a qui sont pressés !, lance t-elle d’une voix aiguë de pimbêche d’école primaire.
Il pèse de nouveau sur le battant vitré, sans succès. Il n’ose se retourner, ne jette que des coups d’oeil coupables vers l’impatiente dont le maquillage lui paraît immédiatement outrancier.
-Pas comme ça !
Elle pointe une pancarte scotchée à hauteur du regard. Il s’efforce de la lire, mais ses yeux fixés sur les caractères ne lui suffisent pas à reconnaître les sons qui s’enchaînent. Apparemment ulcérée, la mégère le bouscule et tire sur la porte qu’elle claque violemment derrière elle. Il demeure immobile et muet, le regard tourné vers les quelques mots, représentants d’un univers à l’intérieur duquel il ne peut entrer, même en tant que touriste. Dans sa tête, défilent les images d’angoisse de son enfance, il s’y abandonne quelques instants.
-Réveille toi !
Sous l’effet de cette injonction, le gamin ouvre les yeux. L’appel vient de la maîtresse, une vieille et laide femme. Avec une longue règle, elle montre une phrase inscrite sur le tableau noir.
-Lis ! Dépêche-toi !
Il se concentre malgré une grande fatigue après une nuit passée à courir la ville à la recherche d’un médecin pour son petit frère malade. Lentement il parvient à déchiffrer la première syllabe, il connaît ces lettres !
-L…. a… , commence t-il faiblement
-Arrête toi là, incapable ! Tu n’es bon qu’à fouiller dans les ordures, comme ton père, intervient la cruelle institutrice.
Il cherche du regard quelqu’un pour l’aider, pour lui souffler la suite, mais personne ne s’assoit à ses côtés depuis que, pendant le déjeuner, Jean a hurlé : « Je ne veux pas manger dans la même salle que Manu ! Il est tellement sale qu’il contamine tout ce qui est autour de lui ! ». Même la jolie Louise qui parfois lui prêtait ses crayons de couleurs lui tourne obstinément le dos. Ses yeux s’embuent ; la leçon reprend déjà, un nouvel élève est interrogé. Les lourdes larmes qui roulent maintenant sur ses joues laissent toute la classe indifférente.
Il se ressaisit. Pour la troisième fois, il pianote : 6817A ; il tire et peut enfin mettre le pied dans le hall de l’immeuble.
La femme en face de moi semble interloquée. Je pensais que ce serait simple de rejoindre un mouvement d’aide aux « personnes en situation de pauvreté » comme ils disent. Je venais, je parlais à un responsable et j’étais accueillie à bras ouverts et avec reconnaissance : ne sont-ils pas toujours en recherche de nouveaux bénévoles ? Au lieu de ça, voilà déjà une demi-heure que je discute avec quelqu’un dont je n’ai toujours pas compris la fonction. Moi qui ne voulais que réconforter ma bonne conscience après l’épisode d’hier soir !
-Excusez-moi madame, mais pouvez-vous me répéter les causes de votre présence ici ?
Les causes, c’est la troisième fois que je les lui expose. Si elles ne lui conviennent pas, qu’elle m’oriente vers un de ses collègues, ce serait plus rapide. Je m’exécute tout de même :
-Je désire m’engager dans votre mouvement pour le quart monde. L’idée m’en est venue hier, il y avait cet homme qui n’arrivait pas à ouvrir la porte de l’immeuble, il semblait ne pas savoir lire. Sur le moment, je me suis énervée… Il faut me comprendre, les journées de travail sont longues et éreintantes au ministère. Pourtant chez moi j’ai réfléchi, j’ai eu des remords, j’ai ressenti l’injustice de la situation de ce monsieur et j’ai décidé d’agir pour aider les gens démunis comme lui.
-Mais pourquoi avoir choisi Atd Quart Monde alors que vous semblez ne rien connaître de notre action ?
Qu’est-ce que ça peut bien lui apporter de savoir cela ? Que je ne me sois jamais intéressée à la solidarité, c’est une chose, mais je peux apprendre, ils peuvent m’en parler de leur philosophie et de leurs projets !
-Dans l’annuaire, vous étiez parmi les premières et cette antenne est très proche de chez moi. Je n’ai pas hésité, après tout rien ne ressemble plus à une association qu’une autre association…
-Vous vous méprenez madame, Atd se démarque de la plupart des mouvements solidaires par une mise en valeur permanente de la notion de dignité.
-Que voulez-vous dire par là ? Je ne vous suis pas très bien …
-Il est difficile de croire en tous les êtres humains, mais une étincelle de volonté existe cependant en chacun et l’exploiter permet de se sortir des situations les plus difficiles. Les volontaires l’expérimentent et le découvrent au quotidien durant leurs missions.
-Vous semblez placer l’humain et le contact avant tout, mais ne vaudrait-il pas mieux prendre des mesures pour venir concrètement en aide à ces populations ?
J’ai indéniablement marqué un point. Leurs grandes idées ne m’impressionnent pas, je pense que rien n’égale l’action au niveau socio-économique et politique. Néanmoins mon vis-à-vis continue sur sa lancée, non loin d’ignorer mon intervention :
-Le chemin est souvent long avant d’obtenir la confiance de personnes si abîmées par leurs difficultés et le droit d’entrer dans leur intimité. Il s’agit pourtant d’une étape primordiale qui leur permet de trouver la force de s’exprimer et de révéler leur intelligence. Ce n’est qu’à partir de là que nous pouvons porter des propositions jusqu’aux gouvernements et aux autres institutions.
Elle connaît bien son chapitre et parle avec aisance et conviction. Je ne peux m’empêcher de me laisser convaincre par sa logique. Mais n’est-il pas un peu idéaliste d’imaginer que ces gens souvent en mal d’éducation peuvent être moteurs de leur sortie de la misère ?
-Vous savez madame, il ne faut pas mépriser leur avis sur les choses et leur expérience de la vie. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux s’ils retrouvent leur courage et leur foi en leurs capacités.
Elle a compris mon mode de réflexion, cela m’apparaît soudain de manière excessivement nette. Elle répond à mes pensées avant que je les formule, pareille à une joueuse d’échec. Atteinte d’une certaine admiration pour cette jeune militante, je reprends la parole plus humblement.
-Vous m’avez donné à réfléchir. Je vais retourner chez moi et chercher à y voir plus clair dans mes pensées. Nous serons peut-être amenées à nous revoir…Merci pour votre patience.
Jamais je n’avais autant mis de côté mon orgueil (que les gens qui me connaissent qualifient de disproportionné). C’est incroyable ce que cette rencontre a pu me remettre en question. Mon interlocutrice sourit maintenant, elle me pose une dernière question.
-Madame, aimez-vous écrire ?
Il court. Ce sont les vacances, il est tout heureux. Il ne reste plus que deux rues avant le terrain vague où l’attend sa famille dans leur vieille roulotte cabossée. Ce week-end, ils doivent la repeindre avec les pots de couleurs que son grand- frère Léo a récupérés à son travail. Ce sera un cadeau pour Grand-mère qui est très vieille et dont le cœur déraille parfois comme le vélo de Marc, le voisin. Il n’est même pas essoufflé, il accélère encore. Une douce musique attire soudain son attention sur un homme assis sur une marche devant l’église du quartier. Il s’arrête quelques instants et l’observe, mais ce qui l’intrigue vraiment, c’est l’objet allongé et troué sur toute sa longueur qu’il tient dans sa bouche. Le musicien interrompt à son tour son occupation.
-C’est une flûte, lance-t-il rapidement avant de reprendre sa tranquille mélodie.
Il ne veut pas être en retard, il court, chantonnant et rêvant d’un monde où les mots joueraient de la flûte dans le creux de son oreille.
Il se réveille. Il aime retrouver ainsi ce souvenir dans ses rêves. Il regrette de n’avoir jamais osé parler au monsieur, lui demander de lui apprendre son art, tellement plus simple et apaisant que les lettres. Il se lève. Les vêtements de la veille sont posés sur le dossier d’une chaise en plastique blanc, il les enfile, ce sont pratiquement les seuls qu’il possède. L’argent qu’il gagne grâce à son CDD dans le bâtiment sert en grande partie à payer le loyer de cet appartement HLM qu’il vient d’obtenir. Et puis il faut bien qu’il mange, l’achat de nouvelles fringues peut attendre. Il est 8 heures, cela fait longtemps qu’il ne s’est pas levé si tard , mais c’est dimanche, jour de congé. Il n’a pas très faim. Il trempe néanmoins le reste de son pain dans une tasse de café brûlant, un luxe. Il ouvre la fenêtre, probablement changée récemment : l’air est frais malgré le ciel d’un bleu sans tâche. Il vérifie que sa veste, brunie par la boue des chantiers, demeure bien fermée et il se décide à sortir.
À peine a-t-il franchi la porte vers l’extérieur qu’il est pris à la gorge par une sourde angoisse. Quelle image renvoi-t-il à ces jeunes mères et à leurs enfants qui jouent dans le square ? Serait-ce une lueur de dégoût ou, pire, de peur, qu’il a vue dans le regard de ce petit blond ? Il traverse la cour au pas de course et atteint bientôt la rue.
Maintenant il marche, sans réel but, appréciant juste le calme du quartier à cette heure. Les gens dorment, la ville en est plus accueillante pour lui. Les gais pépiements des oiseaux célébrant le printemps l’enchantent et lui semblent porter le parfum de l’insouciance enfantine. Il entre dans un jardin public à l’apparence agréable. Sept bancs en fer vert sont alignés le long du chemin de graviers, il s’assied sur celui du milieu. Les yeux fixés sur la cime d’un jeune marronnier, il s’efforce de faire le vide dans son esprit. Il n’est pas fatigué ; pourtant il ne tarde pas à somnoler.
10h : les conversations bruyantes des gens qui se pressent aux portes de l’église du quartier, en face du parc, le tirent de son léger sommeil. Il se lève. Il ne peut rester ainsi exposé aux habitants sans en ressentir des remords. D’un pas rapide, il s’éloigne de la foule, il s’efforce de garder le dos droit comme son père le voulait. Sûr maintenant que plus personne ne le voit, il court, jusqu’à l’essoufflement. Il est alors arrêté par un drôle de vacarme musical. Il entre dans le bâtiment carré aux allures d’école primaire duquel cela semble provenir.
-Bienvenue au centre socioculturel Moskowa, Monsieur. Que puis-je pour vous ?
Il regarde la jeune femme qui vient de parler, il ne comprend pas ce qu’elle attend de lui. Il se détourne de son comptoir, attiré par la grande pièce dans laquelle le joyeux brouhaha s’est de nouveau élevé. La porte est entrouverte, mais il n’ose pas s’approcher, il ne fait qu’apercevoir des enfants s’agitant autour d’étranges objets. Certains ressemblent à la flûte de son souvenir, d’autres lui sont totalement inconnus, tous paraissent magiques et décalés. À moins que ce soit là l’effet du flou causé par la rapidité des passages devant ses yeux.
-Vous êtes intéressés par l’atelier son ? Entrez, je vous en prie, ça vient de commencer.
Il s’exécute le plus discrètement possible, se désole du grincement émis par l’ouverture de la porte ; le sourire que lui adresse un homme assis auprès des enfants le rassure. Émerveillé comme durant son enfance par l’apparente facilité d’accès à cette foule de sons et de sentiments, il ne sent pas passer les deux heures que dure la séance. Lorsque les enfants, à contrecœur, se lèvent et partent, il reste dans l’espoir d’un recommencement ou d’une suite à ce bonheur. L’homme au sourire bienveillant s’adresse alors à lui :
-Monsieur, vous semblez aimer la musique.
-Oh oui, j’aimerais que ça ne s’arrête jamais !
-Moi aussi, mais on dit souvent que toutes les bonnes choses ont une fin. Il vous faut partir maintenant.
-Quand pourrais-je revenir ?
-Voyez-vous, il s’agit d’un atelier réservé aux enfants. Les parents ne seraient pas heureux d’apprendre qu’un adulte y assiste régulièrement. Si vous le désirez, je peux vous recevoir dans cette salle pendant un petit moment après les ateliers, toutes les deux semaines par exemple…
-Merci monsieur. Vous ne pouvez pas savoir le bonheur que vous me procurez ! Vous réalisez un rêve d’enfant !
-Très bien. Nous nous retrouvons donc ici dans quinze jours à 12h.
J’ai réfléchi. Je me suis rendue à l’adresse indiquée sur la carte de visite. Le bâtiment ressemble à une école primaire, c’est agréable de voir un peu de couleurs dans cette ville grisâtre. J’y entre à la suite d’un jeune couple à l’air épanoui. Il disparaît immédiatement dans des escaliers ; je reste quelques minutes dans le hall, indécise. Je remarque alors une jeune femme derrière un comptoir qui m’interroge du regard.
-Pourriez-vous m’indiquer l’atelier d’écriture s’il vous plait ?
-Vous-êtes vous inscrite madame ?
Quelle imbécile je fais ! J’aurais dû y penser, on ne participe pas à une activité comme ça, sans prévenir. Je me souviens maintenant du numéro de téléphone donné par l’impressionnante bénévole de l’autre jour en même temps que la carte.
-Non, mais une de vos collègues m’en a parlé et j’aurais aimé voir ce que c’était, essayer. Je comprends tout à fait que ce ne soit pas possible aujourd’hui…comment puis-je faire pour la prochaine séance ?
-Peut-être pouvons-nous nous arranger… attendez quelques instants.
Elle prend les escaliers à son tour, ne me laissant pas le temps de la retenir, de lui dire de ne pas se déranger. Je n’attend pas très longtemps.
-J’ai parlé à Myriam. Elle accepte de vous accueillir exeptionnellement sans réservation cette fois-ci. Dépêchez-vous : c’est au premier étage sur votre droite, la salle Paul Eluard.
-Merci beaucoup mademoiselle.
Je m’engage rapidement sur les étroites marches et m’arrête devant la porte indiquée. Je regarde le petit écriteau en fer sur lequel est gravé en lettres noires : “Paul Eluard 1895-1952”. Je n’ose entrer de peur de couper la parole à quelqu’un ou de briser les concentrations. Un léger brouhaha indique une certaine animation, lorsque soudain une voix plus forte fait taire toutes les autres. Je profite de cette accalmie pour rassembler mon courage et toque trois fois.
-Entrez !, déclare la voix de toute à l’heure.
J’entre. La pièce aux murs blancs traversés de banderoles de citations me frappe par son atmosphère calme et unique, comme légèrement suspendue. Cependant, je n’ai pas le loisir de m’attarder sur la décoration du lieu, je sens les regard fixés sur moi. Je pense à mes collègues du ministère qui prennent la parole lors des réunions et me lance :
-Bonjour. Je m’appelle Nathalie Gérard, on m’a parlé de votre atelier d’écriture et j’aimerais le découvrir. Merci de m’accueillir parmi vous.
Instinctivement, je me suis adressée à la grande femme brune, assise au niveau du milieu de la table, en face de la porte ; son regard bleu et puissant l’identifie à mes yeux comme Myriam. Un sourire franc m’apparaît comme une confirmation.
-Asseyez vous ici, je vous en prie.
Je prends place sur un siège resté vide en face du sien. Tant de nouveaux visages m’intimident. Pourtant, les yeux se détournent peu à peu de moi, préférant la vue des feuilles posées devant chacun. Bientôt, je ne dois plus soutenir que le regard de Myriam, puis il s’éloigne à son tour. Elle prononce seulement ces quelques mots avant de sembler m’oublier:
-Pourquoi veux-tu écrire ?
Ce tutoiement soudain et inhabituel me touche par son universalité. Je comprends rapidement qu’elle n’attend pas de réponse, du moins pas à l’oral. Je scrute la page blanche qui m’est destinée ; je ne ressens pas l’appel dont parlent les romanciers. Je prend le stylo mis à ma disposition. C’est un stylo plume, un sacré budget pour un mouvement associatif. Je ne sais pas par quoi commencer ; j’inscris “écrire” en majuscules. La suite survient alors non pas comme une évidence, mais comme un laborieux retour du passé, néanmoins logique.
ECRIRE. J’écris. J’écrirai. J’écrivais. J’écrivis…
-Ecris mieux que ça ! Je ne m’appelle pas Champollion !
Voilà tout ce qu’a été pour moi l’écriture : une Grammaire française rébarbative et des instituteurs maniaques, nerveux et peu compréhensifs. Ce fut une expérience pour le moins bridante qui me cantonna à l’informatique utilitaire.
Si “Écrire” est un geste, je ne le connaît pas.
Lorsque j’ai du temps, il m’arrive de lire. L’Auteur m’impressionne. Il raconte sa vie et est si persuadé de son intérêt qu’il captive le Lecteur. Si ce n’est pas ce qu’on appelle tromper son Monde ça !
Moi, mes sentiments, je les garde pour moi ; je sais qu’ils n’intéressent personne. Ce que j’écris là aussi d’ailleurs mais comme c’est le but de l’atelier, vous me pardonnerez je pense. Cependant peut être que cela me ferait du bien d’extérioriser certaines choses. Serait-ce une raison valable pour écrire ?
Suite à ces mots, je relève la tête. Je remarque alors que seuls quelques-uns écrivent encore, penchés sur leur feuille. Les autres paraissent relire leur “œuvre” ou simplement observent comme moi leur entourage. Myriam circule derrière nous, s’arrête de temps à autre pour lire quelques lignes qu’elle gratifie parfois d’un commentaire ou d’un rapide signe de tête. Malgré son apparence distante, une certaine bienveillance émane de ses gestes.
Plus aucun stylo ne court sur les feuilles. Après un bref instant, une vieille femme se lève, texte en main, et lit. Je reste frappée devant la puissance qui transparaît dans sa voix et ses mots. Chacun son tour offre ainsi au public des habitués une part de lui et je me sens proche de ces gens que ma vie m’aurait sans doute interdit de rencontrer. Je suis la dernière, en tant que novice. Tous m’écoutent avec le même respect que celui qui accueillait les précédentes lectures. Un court silence suit, puis un homme prend la parole :
-Bienvenue parmi nous.
Myriam acquiesce. Un étrange sentiment de bonheur m’envahit.
Il est depuis plus d’une heure dans ce magasin. Sa main serre presque convulsivement dans sa poche les cinquante euros économisés. Il regarde surtout les flûtes en bois colorées, n’osant les prendre pour essayer, ne sachant pas laquelle choisir. Il n’en a pas l’habitude. Depuis trois mois, il retrouve avec plaisir l’homme aux instruments, un dimanche sur deux. Il sait maintenant que des matériaux de récupération suffisent à la fabrication d’un xylophone ou d’une guitare. Pourtant, jamais le rêve de posséder et de jouer d’une flûte taillée, comme le musicien de son enfance, ne l’a quitté. Un vendeur s’adresse à lui, c’est la cinquième fois depuis son arrivée :
-Monsieur, s’il vous plaît, laissez moi vous aider. Que voulez-vous ?
Il ne sait quoi répondre. Il craint les questions qui risquent de survenir, il a peur de n’être une fois encore pas compris.
-Vous êtes intéressé par les flûtes, n’est-ce pas ?
Les yeux du jeune homme restent fixés sur lui, insistants.
-Oui.
Il a parlé très doucement ; il doute que l’autre l’ait entendu. Celui-ci s’approche et en décroche une jolie rouge qu’il lui tend.
-Tenez. Essayez de souffler dans celle-ci.. Je présume que vous êtes débutant ? Elle sera parfaite pour vous.
Il la prend avec toute la délicatesse dont il est capable et la porte à sa bouche. Il n’arrive pas à souffler ; il appréhende le son forcément laid qu’il va produire. Qu’est-ce qui lui a pris de vouloir s’essayer à la musique ? Il le regrette amèrement en cet instant.
-Allez-y monsieur ! Qu’attendez vous ?
Devant l’impatience du garçon, il cède. Le résultat n’est certes pas parfait, la note paraît comme tordue, mais il demeure loin de la catastrophe. Il ne peut retenir un soupir de soulagement. Le vendeur est de nouveau souriant.
-Parfait ! Alors, vous plaît-elle ? La prenez-vous ?
Peu désireux d’éprouver une nouvelle fois l’angoisse dont il vient de se débarrasser, il s’empresse d’acquiescer :
-Oui, c’est très bien… Ca va me coûter combien ?
-La flûte seule ? Trente euros. Mais je vous conseille d’ajouter dix euros pour cette méthode “La flûte à bec en 20 leçons”.
Il montre un petit livret à la couverture jaune et noire. Maintenant soucieux de quitter au plus vite la boutique, il n’hésite pas, préfère éviter une discussion stérile. Il court. Ce sont les vacances, il est tout heureux. Il ne reste plus que deux rues avant le terrain vague où l’attend sa famille dans leur vieille roulotte cabossée. Ce week-end, ils doivent la repeindre avec les pots de couleurs que son grand- frère Léo a récupérés à son travail. Ce sera un cadeau pour Grand-mère qui est très vieille et dont le cœur déraille parfois comme le vélo de Marc, le voisin. Il n’est même pas essoufflé, il accélère encore. Une douce musique attire soudain son attention sur un homme assis sur une marche devant l’église du quartier. Il s’arrête quelques instants et l’observe, mais ce qui l’intrigue vraiment, c’est l’objet allongé et troué sur toute sa longueur qu’il tient dans sa bouche. Le musicien interrompt à son tour son occupation.
-Si vous pensez que c’est bien….d’accord.
-Suivez moi en caisse s’il vous plaît.
Ils se frayent un chemin jusqu’au comptoir où un homme plus âgé effectue une recherche sur un vieil ordinateur.
-Monsieur aimerait payer, annonce le jeune avant de s’éloigner.
-Donnez moi vos articles.
Il les tend, repris par sa timidité.
-Quarante-cinq euros s’il vous plaît.
Il est surpris par ce tarif plus élevé que prévu mais n’ose pas en parler et sort les précieux billets pour les donner.
-Merci, bonne journée !
Alors que le vendeur place ses achats dans un sac en plastique au nom du magasin, il aperçoit un troisième petit objet qu’il n’a pas choisi. Il ne dit rien, trop impressionné par l’assurance de celui qui l’arnaque ainsi. Il prend rapidement le sac et sort d’un pas proche de la course.
Dehors, il aspire une longue goulée d’air qui l’apaise aussitôt. Les nombreux passants qui occupent la rue lui procurent une agréable impression d’anonymat et de légèreté. Il adopte un rythme de promenade et reprend le chemin de son appartement. L’objet indésirable et non identifié qu’il a acheté à ses dépens quitte lentement ses pensées. Après tout, il n’y rien là dedans de très grave, il se penchera sur la question une fois de retour chez lui. Peut-être même que cette chose pourra lui être utile. La chaleur encore douce du soleil estival (voir page 6) lui semble une vieille amie bienveillante qui seule sait le réconforter. Des images joyeuses se succèdent dans sa tête dans un désordre reposant. C’est dans cet heureux état qu’il arrive devant chez lui. Il entre, presque à contre-coeur. L’espace clos de l’ascenseur achève de le ramener à ses préoccupations matérielles.
Une fois dans son appartement, il pose le sac en plastique du magasin sur la table et s’assied devant. Il en sort précautionneusement la flûte qu’il pose avec respect un peu plus loin. Ensuite vient le tour du livret que lui a conseillé le jeune homme et qu’il avait oublié. La vue des lettres inscrites sur la couverture lui procure un léger, mais brusque pincement au cœur, il le laisse de côté pour y revenir ensuite, si il en trouve le courage. Pour terminer il prend l’objet clandestin, c’est un petit vaporisateur. Il comprend grâce aux schémas d’explication qu’il s ‘agit d’une lotion de traitement du bois. Il se sent gêné de sa suspicion vis à vis du vendeur qui n’a fait que lui venir en aide, voyant son manque d’expérience de la musique. Cependant son soulagement est plus fort et lui rend un semblant de bonne humeur et de tranquillité. Alors, la méthode lui retombe sous les yeux. Il se sert un verre d’eau gazeuse et la tire vers lui. Les cinq premières pages ne sont couvertes que de mots face auxquels son angoisse d’enfant resurgit. Il jette quand même un œil à la sixième, “au cas où”, et y découvre la représentation d’une flûte comme la sienne sur laquelle certains trous ont été noircis. A côté figurent cinq lignes horizontales, les unes en dessous des autres ; un point noir est inscrit entre la deuxième et la troisième depuis le haut. Interloqué, il regarde la page suivante, il y retrouve les même dessins, seuls les points noirs ont été déplacés. Le lien lui apparaît soudain comme une évidence : les trous noircis indiquent ceux qu’il faut boucher, la note ainsi produite se transcrit par un point placé sur la grille des cinq lignes. Il est fier d’avoir su décrypter la mécanique de ce langage qu’il décide d’étudier afin de le faire sien. Empli d’un bonheur qu’il n’avait jusque là jamais éprouvé, deux mots sortent naturellement de sa bouche :
-Merci, professeur.
Lorsque Nathalie, ma collègue et amie depuis bientôt cinq ans, m’a proposé de poursuivre notre déjeuner au restaurant par un moment chez elle, j’ai bien évidemment accepté. “Mon appartement se situe à environ un quart d’heure à pied”, a t-elle dit. Nous avons donc quitté la pizzeria et commencé à marcher tout en discutant. Je trouve depuis quelques temps que Nath’ a changé, je m’inquiète un peu. Parfois elle paraît absente, plongée dans ses pensées ; elle ne réagit plus comme avant au quart de tour aux actes de délinquance dont ils parlent aux informations et dans les journaux. Est-ce que quelque chose aurait changé dans sa vie ? Aujourd’hui elle parle comme d’habitude, gaiement. Ce sont peut être les effets des deux verres de vin qui ont accompagné son repas. Elle est plus volubile que moi , je me contente donc d’acquiescer et de répondre à ses rares questions et sollicitations. Je suis simplement heureuse de ce dimanche réussi, véritable pause dans une semaine surchargée en travail. Un élément de la conversation attire néanmoins mon attention.
-… Sais-tu d’ailleurs qu’ils vont ouvrir une antenne du Secours Catholique à deux rues de chez moi ?
Je réagis immédiatement :
-Nath’… Depuis quand t’intéresses-tu à ce type d’association ?
Elle se rétracte aussitôt, paraît troublée comme si je l’avais prise en faute. Elle répond pourtant d’un ton badin :
-Je ne m’y intéresse pas vraiment, je m’informe seulement. Je vis avec mon temps, quoi ! Tu sais, dans nos quartiers, la précarité est omniprésente…
Je n’ai pas le temps de parler, elle enchaîne sur un autre sujet, peu remarquable.
Nous ne tardons pas à arriver devant chez elle, elle commence à taper le code, lorsqu’un grand gaillard parvient à notre niveau. Je remarque un étrange changement dans son expression à la vue de mon amie. À ma plus grande surprise, celle-ci se fend d’un sourire à son attention.
-Bonjour Monsieur ! Comment allez-vous depuis la première fois que nous nous sommes croisés ?
Cela ne lui ressemble véritablement pas. L’homme paraît d’ailleurs tout aussi étonné que moi.
-Euh…bonjour madame. Depuis la première fois ? Euh… ça va mieux, beaucoup mieux. Vous savez ça fait plusieurs mois…
Il l’a mise face à son ridicule, je ne pense pas qu’elle va laisser passer ça ; ça risque de chauffer…Lui ne semble pas s’attendre à une réponse.
-Vous avez raison, c’est une question bête. Mais je ne savais pas comment faire pour m’excuser… Voilà je suis désolée pour ma mauvaise humeur et mon comportement désagréable de ce soir là…j’espère que vous acceptez de me pardonner…
Elle a toujours l’air aussi affable. J’aimerais savoir ce qui s’est passé lors de cette rencontre. De son côté, il n’en mène probablement pas large, d’après son expression.
-C’est déjà oublié madame…ne vous inquiétez pas. Je devrais peut être m’excuser aussi de vous avoir fait attendre si longtemps alors que vous étiez pressée…
Après cet échange de politesses, je m’attends à ce que Nathalie nous fasse entrer dans l’immeuble. Je me trompe, elle reprend la parole.
-Oh non, il n’y a que moi qui suis en tort…Vous étiez un nouvel arrivant : c’est normal que vous ayez été déboussolé. Et si nous faisions plus ample connaissance ? Venez boire un verre la semaine prochaine !
Là, c’est le comble ! Elle qui n’a jamais voulu se lier avec ses voisins, invite un assez jeune homme, apparemment présent depuis seulement quelques mois. Celui-ci s’illumine alors.
-Merci beaucoup madame, ce sera avec plaisir ! Si vous voulez je pourrais vous jouer un morceau de flûte, je commence à me débrouiller !
-Vous apprenez à jouer de la flûte ? J’en rêve depuis que je suis enfant mais les cours de solfège m’ont découragée immédiatement. J’avais un blocage par rapport à la lecture des notes…
-J’ai acheté une méthode avec laquelle c’est très simple. Si vous voulez, je pourrais vous la prêter…Je connais bien ce type de problème…Je l’ai avec la lecture. Vous l’aviez peut être remarqué…
-C’est gentil d’accepter de m’aider à réaliser ce souhait…Je peux essayer de vous être utile sur la lecture…Ca vous ouvrirait les voies aussi vers l’écriture ! Je m’y essaye depuis peu et cela me passionne !
-Merci du fond du cœur pour cette proposition !
Je suis ébahie devant tant de nouvelles données…Je ne reconnais plus mon amie. Cette fois elle tape le code pour de bon : 6817A. Sûrement par empressement, elle pousse la porte au lieu de la tirer comme indiquée sur un petit écriteau. Son voisin nous passe alors devant et tape le code avant de tirer. Puis il nous tient la porte avant de passer à son tour. Ils échangent un regard complice avant de monter dans l’ascenseur. Je suis définitivement perdue.