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Michèle Grenot  et « l’Ordre sacré des Infortunés »

Michèle Grenot était depuis 2003 la représentante d’Atd Quart Monde à la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH). Engagée dans le Mouvement depuis plus de trente ans, et au moment de passer le relais, elle témoigne.

Qu’est-ce que la CNCDH ? Et quel était votre rôle ?

Pour le dire rapidement, la CNCDH assure auprès du gouvernement un rôle de conseil et de propositions dans le domaine des Droits de l’Homme et de l’action humanitaire. Elle réunit des représentants des ONG, des syndicats, des grandes religions, des personnalités qualifiées, des juristes en particulier et aussi des représentants des ministères. La Commission remet des avis au gouvernement. Mon rôle, appuyée sur le travail des équipes du Mouvement, était d’essayer de relier la réalité de la grande pauvreté et le respect des Droits de l’Homme. Vaste chantier qui bouscule nos schémas culturels et les pratiques habituelles… C’était la grande intuition de Joseph Wresinski, le fondateur du Mouvement Atd Quart Monde. En établissant ce lien, il donne une légitimité aux plus pauvres. Il ancre leur combat dans un grand mouvement historique, celui des Droits de l’Homme.

Comment avez-vous découvert Atd Quart Monde ?

Michele_Grenot3250-e4990En Angleterre, curieusement, en 1975. J’étais jeune professeur d’Histoire-Géographie. Mon mari a été envoyé à Londres pour son travail et nous sommes partis en famille avec nos enfants . Là-bas, j’ai rencontré une autre professeure qui avait repris des études de Droit pour devenir juge pour enfants, tellement elle avait été choquée par le traitement injuste infligé aux enfants de familles pauvres, souvent placés. Elle m’a mise en contact avec Atd Quart Monde. J’ai d’abord travaillé à ce qu’on appelait alors le « sommier » , la somme de connaissances recueillies des familles, transmises par les Volontaires qui sont à leur côté. Puis, nous avons participé aux soirées des Universités populaires Quart Monde. Quel choc ! J’ai découvert un milieu que je ne soupçonnais pas. J’ai ressenti combien le respect absolu des familles démunies, libère leur parole, une parole féconde pour la société.

Quand avez-vous rencontré le père Wresinski ?

Il est venu à Londres quelques mois plus tard. Je découvrais la force de la dynamique qu’il avait insufflée en France et en Europe. Mais quand il a été question de développer Atd Quart Monde en Afrique, en Amérique latine. J’ai pensé « il rêve, il n’est pas réaliste… » Et pourtant, comme il avait raison. Je me souviens aussi qu’il a dit au détour d’une phrase : « vous pensez à nous quand vous êtes à Londres mais, une fois rentrés en France, vous nous oublierez. »

Vous êtes rentrée à Paris et vous n’avez pas oublié !

Et non ! D’autant plus qu’un séminaire sur « le Quart Monde, partenaire de l’Histoire » avait été prévu et que j’ai pu y participer. Puis, en 1983, lors d’ une conférence à la Sorbonne Joseph Wresinski a vivement interpellé les historiens : « Où est l’histoire des pauvres ? ». Historienne de formation, cela m’a beaucoup touchée et je me suis engagée à l’Institut de recherche du Mouvement pour travailler dans cette direction.

C’est à cette occasion que vous découvrez l’origine de l’expression « quart monde » ?

C’est au moment de l’organisation d’un colloque dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française en 1989, intitulé « Démocratie et pauvreté, du quatrième ordre au quart monde », qu’avait souhaité Joseph Wresinski avant sa mort l’année précédente. Je savais que le terme « Tiers Monde », inventé par le démographe Alfred Sauvy en 1952 pour désigner les pays pauvres, avait contribué à l’invention de l’expression « Quart Monde » par Joseph Wresinski . Mais ce que j’ignorais, c’est qu’à la même époque il avait eu entre les mains un petit livret intitulé « Cahier du Quatrième Ordre, celui des pauvres Journaliers, des Infirmes, des Indigents, etc. l’Ordre sacré des Infortunés ». Dans ce texte publié le 25 avril 1789, l’auteur, un certain Dufourny de Villiers, réagit à l’exclusion des plus pauvres des droits politiques que les français acquièrent pour la première fois: il fallait payer 6 livres d’impôts pour faire partie des assemblées du Tiers-Etat et participer à la rédaction des fameux cahiers de doléances ! L’expression « quart monde » devenait vraiment pertinente pour désigner les plus démunis des exclus (1).

Cette découverte vous conduira même à la rédaction d’une thèse sur Dufourny de Villiers !

Je l’ai commencée en 1992 et soutenue en 2001 à l’Université Paris VII. Joseph Wresinski avait une conscience historique extraordinaire que j’ai découverte petit à petit ! Il voyait loin et remuait des montagnes,  car la révolte, ce sentiment profond d’injustice né dans son enfance, était en lui.

Et aujourd’hui, qu’allez-vous faire ?

Essayer de réécrire ma thèse pour la publier et rendre lisible cette exclusion des plus pauvres du droit à la citoyenneté, inscrite dans notre première constitution, abolie puis rétablie au moment de la Révolution française. On voit comment du regard porté sur eux dépend notre façon de comprendre la politique, cet art de vivre ensemble et son fondement les Droits de l’homme.

Rester attentive à ce qui se passe dans le mouvement, dans la société. Hier soir, la réunion du conseil de mon quartier s’intitulait « Nos voisins, les habitants de la rue »…

Propos recueillis par Didier Williame