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Laurence d’Harcourt : réconcilier deux mondes

En juin 2007, une femme, Fathia Benzioua, a blessé d’un coup de couteau le juge qui venait de prolonger le placement de son fils. Condamnée à 13 ans de prison, elle a fait appel (1). Bruno Tardieu, Délégué national d’ATD Quart Monde France, et le juge Laurence d’Harcourt, alliée d’ATD Quart Monde, ont demandé à pouvoir témoigner lors du procès en appel en janvier 2011 (2).

Laurence d’Harcourt a été juge pour enfants une quinzaine d’années et a travaillé cinq ans aux côtés de familles confrontées à des placements d’enfants. Elle travaille actuellement au contrôle général des lieux de privation de liberté (3) et entame une recherche sur les combats juridiques du Mouvement ATD Quart Monde.

« Avoir exercé 15 ans comme magistrat et avoir passé cinq années à observer du côté de familles très démunies le fonctionnement de la justice à leur égard m’a permis de constater le fossé qui existe entre ces deux mondes. Pour réduire ce fossé, il ne suffit pas de généraliser les portiques de sécurité à l’entrée des tribunaux, comme le ministère de la Justice l’a décidé après cet événement » (Laurence d’Harcourt).
« Avoir exercé 15 ans comme magistrat et avoir passé cinq années à observer du côté de familles très démunies le fonctionnement de la justice à leur égard m’a permis de constater le fossé qui existe entre ces deux mondes. Pour réduire ce fossé, il ne suffit pas de généraliser les portiques de sécurité à l’entrée des tribunaux, comme le ministère de la Justice l’a décidé après cet événement » (Laurence d’Harcourt).

Les relations entre les parents et le juge des enfants sont-elles toujours aussi tendues ?

La convocation chez le juge des enfants représente pour les familles très démunies une violence dont je ne me serais jamais rendu compte si je n’avais pas passé cinq années à leurs côtés. Elles sont convoquées au sujet de ce qu’elles ont de plus cher au monde. Elles sont habitées par la peur qu’on leur retire leur enfant. Les magistrats ne mesurent pas toujours la manière dont leur intervention est ressentie avec violence par les familles. Ils ont souvent l’impression que quelques mots peuvent les rassurer. Une de mes collègues a été agressée il y a quelques années. Elle m’a expliqué : «Le rendez-vous a eu lieu dans des conditions de fatigue qui ne me rendaient pas disponible. J’ai eu une énorme rancœur contre l’institution du fait de mes conditions de travail. [L’homme qui m’a agressée] avait écrit pendant deux ans, sans réponse. Pour moi, écrasée de travail, c’était un dossier parmi les 20 à traiter dans la journée. Pour lui, c’était le dossier de sa vie. […] Je me suis rendu compte que j’étais paternaliste, sachant pour la personne ce qui était bon pour elle et n’écoutant pas ou ne sachant pas écouter ce qu’elle avait à me dire.»

Les juges évaluent-ils régulièrement leurs méthodes de travail ?

Les juges pour enfants reçoivent à longueur de journée des familles en grande souffrance. Ces familles n’ont pas forcément les mots pour dire ce qu’elles vivent et ce à quoi elles aspirent. Pourtant, les juges ne reçoivent pas de formations sur l’écoute et ne bénéficient pas de supervisions. Ils ont une semaine de formation par an. Les bénévoles de nombreuses associations sont mieux formés à l’écoute. Personne ne vient jamais dire à un juge comment il travaille et comment il pourrait progresser. Il est seul dans son bureau. En tant que juge pour enfant, j’étais seule. Il n’y a aucun travail d’équipe.

Que faut-il faire alors ?

Il faut réconcilier deux mondes : celui des familles très exclues et celui de la justice qui a le sentiment de bien faire mais qui agit comme un rouleau compresseur. Il faut que chacun fasse un pas vers l’autre. Les juges pour enfants sont dans la logique de la protection de l’enfant. Mais il n’est pas facile de comprendre que, comme le disait ma collègue, on peut parfois se tromper complètement, même lorsque l’on agit avec toute son intelligence et tout son cœur.

Comment ne pas se tromper ?

Ce qui est important, au-delà de la décision sur l’avenir de l’enfant, c’est la façon dont cette décision est construite avec la famille. Cela se travaille dans le bureau du juge et aussi avec les travailleurs sociaux. La famille a besoin qu’on comprenne ce qu’elle vit, sa souffrance, et aussi la façon dont elle peut rester parent malgré la souffrance du placement. Cette compréhension permettra à la famille de mieux accepter le placement quand il s’avère justifié.

Comment permettre aux juges et aux parents de mieux se comprendre ?

Il existe un lieu: la formation continue des magistrats. Je crois qu’ils sont demandeurs de telles  formations. Dans les formations que l’École Normale de la Magistrature met en œuvre sur «les magistrats face aux situations de violence», on voit bien que l’absence d’écoute entraîne souvent l’agression de la part du justiciable. Mais il faut que les juges aillent plus loin, qu’ils acceptent de croiser réellement leurs savoirs avec ceux des parents en grande difficulté. Une responsable de formation de magistrats nous a dit qu’elle était très intéressée.

Propos recueillis par Jean-Christophe Sarrot