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Les gens du voyage ont gagné leur sédentarité

Après neuf ans de combat, vingt-cinq gens du voyage et ATD Quart Monde ont gagné. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France le 17 octobre 2013 pour avoir enfreint l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile.
C’est la victoire du bois du Trou-Poulet, à Herblay, dans le Val-d’Oise. La France a été condamnée, jeudi 17 octobre 2013, par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour avoir expulsé des gens du voyage sans leur proposer un relogement.
Vingt-cinq gens du voyage, tous français, avaient saisi la CEDH en juin 2007, après avoir épuisé les recours nationaux. Ils habitaient un terrain privé où campaient 26 familles, soit 95 personnes, sur des lopins dont ils étaient propriétaires, locataires ou squatteurs. Parfois installés depuis plus de trente ans, ils étaient complètement sédentarisés. A Herblay, près de 2 000 personnes (10 % de la population) vivent dans 400 à 500 caravanes.

Une situation enlisée

Patrick Barbe, le maire (UMP) d’Herblay, a classé en 2003 le bois en « zone naturelle qu’il convient de protéger en raison de la qualité du paysage ». Cette décision administrative s’explique par la présence de cabanes, de caravanes et « de très nombreux morceaux de voitures, de moteurs et détritus divers jonchant le bois », selon le constat d’un huissier.
La commune a ensuite assigné les occupants du terrain devant le juge des référés afin d’obtenir leur évacuation. Le recours des gens du voyage a été rejeté du fait de la tolérance prolongée de la commune. Le Tribunal de grande instance de Pontoise a autorisé la demande d’évacuation du terrain en 2004, considérant que le droit au logement ne pouvait être consacré « au mépris de la légalité et du respect des règles en vigueur ». Jugement confirmé par la Cour d’appel en octobre 2005 qui a retenu que l’occupation du terrain était contraire aux dispositions du plan d’occupation des sols (POS). Les familles avaient trois mois pour partir, sous astreinte de 70 euros d’amende par personne et par jour de retard. La demande d’aide juridictionnelle a été refusée aux requérants qui ont alors abandonné l’idée d’aller en cassation. Le maire d’Herblay a renoncé à faire appliquer la décision en envoyant les forces publiques, mais un agent municipal leur rappelait tous les jours la nécessité de partir. Plusieurs familles ont alors quitté la région et quatre ont bénéficié d’un logement social. Souvent présenté dans les médias comme une mesure positive pour les gens du voyage, la délégation nationale d’ATD Quart Monde nuance cela : « Les familles ont été éclatées alors qu’elles ont pour tradition de vivre groupées et en caravane. Les logements sociaux sont un pis aller pour eux et pour être acceptables, ils devraient au moins être au rez-de-chaussée pour leur
permettre un accès plus facile à l’extérieur conformément à leurs habitudes de vie. » La plupart des habitants du bois du Trou-poulet souhaitaient en réalité être relogés sur des terrains familiaux avec des structures adaptées à leurs caravanes.

L’Europe comme dernier recours

C’est dans ces coarticle 8 convention européenne des droits de l'hommenditions que les gens du voyage d’Herblay et le mouvement ATD Quart Monde ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Ils invoquent la violation de l’article 8 de la Convention : le droit au respect de la vie privée et familiale (voir  ci-contre).

Il légifère sur une possible intervention de l’État qui ne peut avoir lieu qu’à la condition qu’elle soit prévue par la loi, que son acte vise un but légitime et qu’elle apparaisse nécessaire au maintien des principes démocratiques.
La CEDH a tout d’abord considéré que les cabanes ou caravanes étaient bien des « domiciles », en raison « des liens suffisamment étroits » avec leurs habitants qui y vivent pour la plupart depuis des années. (Alors que la France ne reconnaît toujours pas l’habitat-caravane, cf. « Pour aller plus loin », en fin d’article.) La Cour a estimé que l’affaire met en jeu, « outre le droit au respect du domicile, le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale ».
Concernant l’occupation illicite d’une zone naturelle « qu’il convient de protéger en raison de la qualité du paysage et du caractère des éléments qui le composent » ; ce motif a été rejeté par la Cour, qui note que les terrains étaient classés en zone naturelle bien avant que les gens du voyage ne soient autorisés à s’y installer, et qu’il « ne s’agissait pas de terrains communaux faisant l’objet de projets de développement ».
La Cour a cependant retenu que l’évacuation prescrite est prévue par la loi et qu’elle poursuit un but légitime : la défense de l’environnement. En revanche, elle relève l’absence de prise en compte des besoins de relogement de cette population appartenant à une minorité vulnérable, conduisant à la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans sa décision, la Cour européenne souligne surtout l’absence de proposition de relogement. Si quatre familles ont bénéficié d’un logement social, ce n’est pas le cas des autres qui se trouvent toujours « en situation de grande précarité : parfois sans eau ni électricité », relèvent les juges européens. Les tribunaux français ne se sont intéressés qu’à « la non-conformité de leur présence au plan d’occupation des sols et elles ont accordé à cet aspect une importance prépondérante ». Une approche qui est « en soi problématique », tranche la Cour, car elle ne tient pas compte du « besoin social impérieux » de ces personnes et des conséquences de leur expulsion.
La Cour a rappelé que les droits énumérés par l’article 8, dont le droit au logement, sont « d’une importance cruciale pour l’identité de la personne, l’autodétermination de celle-ci, son intégrité physique et morale, le maintien de ses relations sociales ainsi que la stabilité et la sécurité de sa position au sein de la société ». La CEDH impose aux États l’obligation positive de permettre aux roms et gens du voyage de suivre leur mode de vie et à leur accorder « une attention spéciale »,compte tenu de leur « vulnérabilité ».

Unanimité des sept juges

Au vu de ces multiples raisons, la France est condamnée par la CEDH, à l’unanimité des sept juges, par « l’arrêt Winterstein et autres contre France », reconnaissant la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le gouvernement français dispose alors de trois mois pour trouver une solution avant qu’une sanction ne soit envisagée. En revanche, la Cour ne se prononce pas sur d’éventuels dédommagements. Elle estime qu’un accord à l’amiable est encore possible et offre trois mois aux gens du voyage, à ATD Quart Monde et au gouvernement français pour y parvenir.
Dans cette affaire, il est intéressant de remarquer que la Cour rappelle que la perte d’un logement est une des atteintes les plus graves au droit et au respect de la vie privée et familiale et du domicile. C’est un droit qui apparaît comme fondamental pour garantir à l’individu la jouissance des autres droits qui lui sont reconnus : l’identité de la personne, son autodétermination, son intégrité physique et morale, le maintien de ses relations sociales ainsi que la stabilité et la sécurité de sa position au sein de la société. Cet arrêt porte condamnation des pratiques passées et actuelles de l’État en la matière : qu’il s’agisse de Tsiganes, Roms, réfugiés, clandestins ou sans domicile fixe. La volonté d’expulser ces populations d’un endroit qu’elles occupent illégalement peut être justifiée et compréhensible. Néanmoins, le fond ne doit pas dépasser la forme : il ne faut pas que ces évacuations se fassent au mépris de leur dignité et on doit leur trouver une solution de relogement. C’est d’ailleurs l’une des victoires les plus marquantes pour ATD Quart Monde. Bruno Tardieu, l’un des porte-paroles du mouvement se réjouissait une fois le jugement tombé : « On ne pourra plus décider d’expulser des familles sans proposer de solution de relogement. (…) Ce que la Cour affirme c’est qu’il n’y avait pas d’urgence à expulser ces gens, et que les besoins des familles n’avaient pas été assez étudiés. » Dans les faits, la Cour européenne des droits de l’homme n’oblige pas l’État à trouver
systématiquement une solution d’hébergement aux gens du voyage, mais à prendre en compte l’impact d’une expulsion sur la vie de ces familles.
Alors même si la mentalité de l’État français est souvent longue et difficile à changer, il faut espérer que cette bataille et victoire judiciaire par la communauté d’Herblay, serve d’exemple à d’autres minorités qui se sentiraient négligées.

Les gens du voyage, une « exception française »

La condamnation du 17 octobre 2013 de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est importante car elle prétend permettre une certaine avancée pour la condition des gens du voyage en France, encore trop souvent stigmatisés et rejetés.
Rappelons que les gens du voyage constituent une « catégorie administrative », issue de la loi du 3 janvier 1969, les différenciant des nomades. Cette loi définit « l’exercice des activités économiques ambulantes et le régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe ». Elle remplaça notamment le carnet anthropométrique – institué en 1912 aux nomades – par un livret de circulation et instaura la notion de commune de rattachement. Mais en France – et c’est l’exception
européenne – les gens du voyage sont toujours soumis à un régime particulier, souvent dénoncé comme source de discrimination.
Le Conseil constitutionnel a fait un pas pour remédier à cette stigmatisation. Le 5 octobre 2012, il a supprimé deux dispositions de la loi de 1969 : il a ôté l’un des titres de circulation qui leur était imposé et l’obligation d’être inscrits plus de trois ans dans une commune avant de pouvoir voter. Il a en revanche maintenu le livret de circulation, qui doit être visé tous les ans, jugeant qu’il n’est pas « contraire au principe d’égalité et à la liberté d’aller et de venir » et qu’il s’agit pour l’État de pallier la difficulté de localiser les
personnes qui se trouvent sur son territoire et qui ne peuvent être localisées au moyen du domicile, comme la population sédentaire. Les gens du voyage restent donc assignés à ce statut et identifiés en tant que tel à chaque contrôle d’identité, bien que nombreux d’entre eux aient choisi de se sédentariser. D’après la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes, « la quasi totalité des gens du voyage sont de citoyenneté française. Leur nombre est estimé autour de 400 000 personnes. Ce n’est pas tant la mobilité des personnes qui prime, que le mode de vie caractérisé par l’habitat en caravane. » Cet « habitat-caravane » n’est toujours pas reconnu alors qu’il était pourtant évoqué par la ministre de l’Égalité des territoires et du logement, Cécile Duflot. Lors de la 8ème Journée nationale des gens du voyage à Chambéry, le 3 décembre elle s’était exprimée sur le sujet : « Nous souhaitons au travers de cette loi faire changer le regard sur l’habitat en caravane et plus globalement sur l’habitat léger. Parce que, loin d’être marginaux, ces modes d’habitat traduisent, de fait, la volonté de ne pas disposer d’un logement classique ». Une mission parlementaire alléguée à ce projet avait constaté : « une tendance croissante des gens du voyage à la sédentarisation (…) le mode de vie itinérant est aujourd’hui minoritaire, même chez les gens du voyage résidant encore en caravane. Toutefois ceux qui sont en voie de semi-sédentarisation ou sédentarisation totale restent attachés à l’habitat en caravane. » Quelques solutions sont ensuite proposées pour développer la sédentarisation, mais aujourd’hui, rien n’est encore vraiment établi. Par exemple, dans le cas du bois du Trou-Poulet, Dominique Schaffhauser, ancien juriste qui se consacre désormais à défendre les causes du mouvement ATD Quart Monde, explique que lorsque les habitants ont « échangé » leur titre de circulation contre une carte d’identité, la mairie a refusé car « le bois du Trou-poulet, ce n’est pas une adresse ». Il souhaiterait que « l’État arrête de les considérer comme des citoyens de seconde zone ».
L’autre problème majeur est le refus des maires de laisser une partie de leur foncier pour ce type d’habitat. Selon Christophe Robert, délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre, il y aurait « 95% des plans locaux d’urbanisme quasiment illégaux parce qu’ils ne prévoient pas la diversité d’habitat sur leur territoire ». Conséquence de cette situation, de nombreuses familles ont les moyens d’acheter des terrains mais on les en empêche au niveau communal parce qu’elles sont constituées de voyageurs en habitatcaravane. Faute de pouvoir acheter des terrains constructibles, les voyageurs se rabattent sur des terres
agricoles, se mettant ainsi dans l’illégalité ou la précarité. Certaines avancées laissent donc des raisons d’espérer pour les voyageurs mais pour l’égalité et les droits auxquels ils peuvent prétendre en tant que citoyen français, la bataille semble encore longue.

Barbara Arsenault, étudiante en journalisme