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Christian Deligne : savoir susciter l’expression des élèves en difficulté

Christian a été professeur en collège cinq ans, puis volontaire permanent d’ATD Quart Monde pendant 13 ans. Depuis 1993, il enseigne en école primaire. Il est lui aussi l’un des co-auteurs de Tous peuvent réussir ! Il raconte ici un moment de sa vie d’enseignant qu’il a analysé dans le livre.

Mes élèves ont l’habitude de faire des improvisations théâtrales. Nous sommes début avril. Je suis avec ma classe de CP dans une salle polyvalente. Le temps de la représentation de fin d’année approchant, j’ai décidé de garder les groupes et les histoires de cette séance jusqu’à la représentation finale. Je suis confiant, car les constitutions d’équipes se sont toujours bien passées, sans grosse friction, aboutissant à des groupes hétérogènes.

Mais je m’aperçois que la constitution des groupes ne s’est pas déroulée comme d’habitude. Les quatre qui sont difficiles en relation se sont retrouvés entre eux : Adrien, Dominique, Julien et Ahmed. Je me dis : « Oh ! Là, là ! Ça va exploser ! En plus, ce ne sera pas la seule séance, c’est jusqu’à la fin de l’année ! Et ils vont jouer devant les parents ! »

Ils sont là tous les quatre, ils se regardent, il n’y a pas d’animosité. Ils sourient, ils parlent avec des gestes. Il se passe quelque chose de très fort, ils sont dans leur rôle. Moi je ne dis rien, je pars, je sais qu’il ne faut pas que je m’occupe d’eux plus que les autres, ce serait une marque de défiance.

Ils jouent en premier. L’ambiance est un peu tendue, je vois des sourires signifiant : « Ils vont se casser la figure ! » Ils commencent à jouer, ils n’hésitent absolument pas, chacun a son rôle, tout est clair dans leur tête. Ils jouent une partie de foot. Je ne suis pas du tout rassuré. Cependant, ils sont heureux et ne jouent pas du tout aux caïds.

Puis vient un moment où ils disent à Dominique : « Oh, tu sais pas jouer, dégage ! » Et voilà Adrien qui pousse Dominique hors de la scène. Je me dis : « Ils ont exclu l’exclu des exclus dans la vraie vie ! Je ne peux pas laisser passer cela. C’est anti-éducatif ! »

La suite de leur histoire est une dispute entre les trois qui sont restés, dispute qui se conclut par la décision d’aller rechercher Dominique. Je revois encore Adrien qui passe la main sur l’épaule de Dominique et qui avance avec lui sur le devant de la scène avec un sourire gentil.

Alors là, je me suis dit qu’ils m’avaient placé devant mes contradictions : j’avais eu peur de l’expression des plus pauvres et ils m’avaient montré que mes peurs étaient inutiles, que je pouvais avoir confiance. Quand ces quatre enfants, qui avançaient lentement en classe et étaient souvent en conflit avec les autres, ont formé un seul groupe, je n’ai pas vu que cela pouvait être une chance pour eux d’avoir une expression propre.

Le théâtre nous a permis, aux enfants et à moi-même, de « revoir » leur vie et de changer de regard sur le groupe le plus en difficulté, qui s’est révélé être celui qui inventait et jouait le plus rapidement et le plus clairement.
Après la représentation, de nombreux parents sont venus me dire leur étonnement et leur admiration que des petits de CP soient capables de prendre en main leur spectacle et de s’exprimer avec tant de liberté et de vérité.